Avant même de procéder à une catégorisation
des différentes œuvres de la L.M.E.F., à travers toutes les générations, il
s’avère utile de passer au crible l’appellation en elle-même, pour ce qu’elle
présente de difficultés à l’œil de la critique littéraire. En effet, L’appellation
« littérature maghrébine d’expression française » revêt
d’emblée le statut légitime d’une littérature autonome et indépendante, mais
derrière cette simplicité patente, se dissimulent de grandes questions :
N’y a-t-il pas plutôt une seule « littérature » ? L’épithète
« maghrébine » est-elle de caractère distinctif ou plutôt
discriminatif, inclusif ou exclusif ? La notion même de « Maghreb » renvoie-t-elle
à un territoire bien délimité, ou bien à une culture donnée ? Et, en
dernier lieu, n’y a-t-il pas plutôt une contradiction dans cette même
appellation, dans le sens où la langue dans laquelle est écrite cette
littérature dite maghrébine, au lieu de revendiquer une culture donnée, la
soumet plutôt à un processus d’acculturation et de déculturation, par le biais
de cette charge culturelle dont chaque langue est porteuse.
En effet, Jean Déjeux, qui reste le grand
parrain et divulgateur de cette littérature maghrébine d’expression française,
a eu, du moins, le mérite d’asseoir les bases théoriques d’une littérature
encore en phase d’ébauche et d’auto-affirmation. Jusqu’à nos jours, sa
définition de la littérature maghrébine d’expression française reste la plus
valable :
« Il s’agit d’une littérature
issue de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, et produite par des autochtones
nés dans les sociétés arabo-berbères, ou juives, et produite par des auteurs
écrivant le français ou en français, mais non en tant que français ».
De
cette définition, il est à retenir :
ð Qu’elle appartient donc à la grande famille des littératures
francophones qui couvre des espaces géographiques très diversifiés : Europe,
Amérique du Nord, et le Golfe du Mexique, l'Afrique subsaharienne et les îles
malgaches, une partie du Moyen-Orient, et la Polynésie française.
ð Que la littérature maghrébine d’expression française exclue de son
champ les œuvres littéraires d’auteurs français ou étrangers nés sur le
territoire du grand Maghreb. Par conséquent, les œuvres littéraires d’un Camus ou
d’un Sénac ne peuvent pas être comptées parmi celles de la L.M.E.F .
Se pose par la
suite, le problème de la langue. Nous savons pertinemment que cette littérature
est née, au fond, dans les années quarante, d’un mouvement de militantisme
nationaliste. Dans ce sens, deux idées paradoxales s’achoppent :
ð D’un côté, l’idée de la langue française est perçue comme une
soumission à la langue du colonisateur, la France. Son usage implique donc la
soumission à la culture occidentale. Les écrivains maghrébins l’utilisant sont,
par voie de conséquence, considérés comme des traîtres.
ð De l’autre côté, l’idée de la langue française est conçue comme une
valeur ajoutée, (un butin de guerre). Certes la langue a été acquise dans un
contexte historique de contrainte (colonisation protectorat), Mais son
utilisation doit permettre, selon les écrivains qui l’utilisent, d’inscrire
l’identité nouvelle de ces pays dans leur altérité. Ecrire en français est une
manière de valoriser la culture autochtone et de la défendre contre les
préjugés qui l’assaillent. C’est une VOIX.
1-
Jean Déjeux : le Héraut de la littérature maghrébine
d’expression française
Ses travaux divers
sur la genèse de la L.M.E.F, par leur caractère éminemment érudit, représentent
un apport indéniablement primordial à l'avancement des recherches, non
seulement sur la littérature maghrébine, mais aussi sur des points d'histoire
du Maghreb ou sur des aspects de la culture maghrébine proches de la
littérature. Ses travaux sur les femmes, sur la tradition orale
autour du personnage de Djoh'a, sur les bandits d'honneur, sur l'édition,
sur la spiritualité aussi, ont ouvert en leur temps de nouvelles perspectives
aux chercheurs. On en trouve des synthèses dans quelques livres très connus.
Citons son agréable petit essai-recueil sur Djoh'a, hier et aujourd'hui,
et ses essais sur Le Sentiment religieux dans la littérature maghrébine de
langue française, sur Femmes d'Algérie. Légendes. Traditions.
Histoire. Littérature, ou plus récemment encore sur Images de
l'étrangère. Unions mixtes franco-maghrébines. Enfin, son travail de
vulgarisateur-découvreur se retrouve dans ses multiples anthologies, genre dans
lequel il avait d'ailleurs commencé sa carrière sous l'autorité d'Albert
Memmi en 1964. Or, c'est encore avec Albert et Germaine Memmi
qu'il a publié en 1987 une Anthologie du roman maghrébin. Mais dans ce
genre, il faut signaler surtout son travail remarquable de découvreur de la
jeune poésie maghrébine, travail dans lequel il a succédé en partie à Jean
Sénac.
I-
Un baptême sous le brouillard :
La Genèse de la L.M.E.F remonte à
la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle.
L’Algérie fut, dans ce contexte, le premier pays où s’entonna l’écho d’une
littérature nationale en langue française. Si M’Hamed Ben Rahal serait, d’après
les historiens de la littérature, le premier nouvelliste à écrire une nouvelle
en langue française, c’est à Ahmed Bencherif que l’on doit le premier roman
maghrébin en langue française « Ahmed Ben Mostapha, Goumier ». Parallèlement,
En grande Kabylie, Jean Amrouche (1906-1962) se détache, d’une
manière notable et sans conteste, et offre à la littérature algérienne et
maghrébine de langue française ses premiers poèmes sustentés de spiritualisme
et d’une quête infatigable de repères identitaires. Son disciple Albert Memmi
disait de lui qu’«il ne croyait qu’à la poésie : elle était la clé du
savoir, l’intuition du monde ».
On ne trouve pas l'équivalent de
cette génération en Tunisie, devenue protectorat français par le traité du
Bardo en 1881 et par la convention de La Marsa en 1883, ni au Maroc, devenu
protectorat français en 1912. Ces deux pays recouvrant leur indépendance en
mars 1956, leur histoire coloniale est beaucoup plus brève que celle de
l'Algérie.
II-
L’acte de naissance officiel
En Kabylie, d’abord, la conscience
nationaliste s’est éveillée éminemment chez des écrivains qui cherchent, contre
vents et marées, à enraciner leur identité au cœur d'une nation indépendante à faire
naître et à dire l’indicible souffrance d’un pays sous le joug de la
colonisation. Mouloud Feraoun (1913-1962 ; Le Fils du pauvre, Les Chemins
qui montent, Journal) et Mouloud Mammeri (1917-1989 ; La Colline
oubliée, Le Sommeil du juste), sont à considérer, sur le même pied
d’égalité, comme les pionniers d’une véritable littérature nationale en langue
française, dans la mesure où leurs œuvres constituent l’acte de circoncision
d’une écriture revendiquant une identité aux prises avec une colonisation tant
culturelle que militaire.
De son côté, Mohammed Dib (né en
1920), dans le sillage du réalisme hérité de la tradition littéraire française
de la deuxième moitié du XIXème siècle, met en scène des personnages du
tiers-monde, dans sa trilogie, Algérie. Toutefois, ses textes
sont jalonnés par un verbe poétique où se fondent dans une rêverie visionnaire,
et en un charme indécis, un lyrisme et une inspiration ancestrale. De même, L'Incendie
(publié pendant l'été de 1954) est une métaphore prémonitoire, préfigurant
l’indépendance.
A l’Est du pays, Malek
Haddad (1927-1978) et Kateb Yacine (1929-1989), ont
réussi à dessiner une image synoptique du roman traditionnel. Dans Nedjma,
la quête des origines, l'amour et le mythe du paradis perdu esquissent, par une
écriture souple, la tentative de la reconstitution d’un Maghreb qui doit ressurgir
du chaos de l'Histoire. Assia Djebar (née en 1936), quant à elle, entame son
itinéraire de création par un récit très controversé avec La Soif.
Parallèlement à la même
période, Albert Memmi (né en 1920) inaugure l'expression littéraire tunisienne
en langue française par son roman autobiographique, La Statue de sel,
matrice de toute son œuvre ultérieure. Vient par la suite Agar
que Memmi, lui-même présente comme étant « un récit d'un mariage
mixte parce que j'avais fait un mariage mixte, certes, et parce que le mixte
est une sorte de tentative de solution, pour moi, aux problèmes posés dans La
statue de sel, et même d'une manière plus générale par le métissage. »
Puis il y a eu Le Scorpion qui, au dire de son
auteur, « donne forme littéraire à un éparpillement de
l'expérience ». Plus tard, avec Le désert (1977) « s'opère
un retour sur le passé, et la tentative d'y puiser des solutions au présent.
C'est aussi une recherche d'identité. »
Dans ce même sens, il est à
noter que Memmi se revendique comme faisant partie de la première génération
des écrivains maghrébins d’expression française, à côté de Dib et Mammeri, et
regrette que les historiens de la littérature aient souvent incrusté les noms
de Chraïbi, Haddad et Kateb Yacine sur la liste des écrivains de la première
génération. Peu importe ! On reconnaît en lui, l’une des voix tonitruantes
qui ont réussi à divulguer la littérature maghrébine d’expression française,
dans des revues d’une grande notoriété, comme L‘action, en plus
d’une collection chez François Maspero intitulée « Littérature
maghrébine d’expression française », sans oublier ses
contributions dans la revue L’express, où il était chargé de
rédiger des textes sur « Les perspectives de la littérature
maghrébine d’expression française ». En outre, Albert Memmi, de
son vivant, a eu des rapports privilégiés avec Les Temps Modernes.
D’ailleurs, son essai, Portrait d’un colonisé, fut préfacé par
Jean-Paul Sartre, et son roman autobiographique, la Statue de Sel,
fut préfacé, à son tour, par Camus.
Au Maroc, avant la découverte du roman de l’écrivain tangérois Abdelkader
Chatt intitulé « Mosaïques ternies », publié
plus tôt en 1930, c’est aux noms de Ahmed Sefrioui et Driss Chraïbi qu’est
rattachée la naissance de la littérature marocaine d’expression française au.
Certes, Sefrioui a été le premier à avoir publié des nouvelles en langue
française, avec Le Chapelet d'ambre (1949). Mais c'est Driss
Chraïbi (né en 1926) qui s'impose avec éclat avec son autobiographie
iconoclaste, Le Passé simple (1954), où il enfreint l'obligation
de réserve tacite sur les tares de la société colonisée. Ce texte avait attisé
à l’époque une vive polémique : le monde politique marocain s’en emparant
pour accuser l’auteur de donner des armes à l’adversaire, à une époque où les
relations franco-marocaines connaissent une tension jamais connue auparavant.
Par sa rébellion, par sa révolte, le Passé Simple est à
considérer comme étant un pamphlet au ton virulent contre la sclérose de la
société musulmane et particulièrement de la famille patriarcale :
« Je pisse, je pisse dans
l’espoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tête de ceux que je
connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dégoûtent »
Concernant la Boîte à Merveilles, l’un
des classiques de la littérature marocaine, il s’agit d’un roman
autobiographique où Sefrioui évoque l’enfance singulière d’un enfant dont l’âme
fut déchiquetée par une solitude que rien n’égayait hormis les objets insolites
de cette boîte à Merveilles. Si son contemporain Chraïbi semble orchestrer dans
son premier texte une réflexion critique sur la société marocaine, Sefrioui
confère à son roman l’aspect d’un texte d’apparence « ethnographique »
où la béance de cette lésion qu’est la colonisation est réduite au néant. Dans
son texte « Violence du texte», Marc Gontard met le point
sur cette idée non moins embarrassante :
« La
plupart des textes en français publiés
jusqu’au en 1966 ont été figés par les critiques sous deux appellations
dépréciatives : «littérature exotique » ou «ethnographique» et
littérature d’acculturation ou d’aliénation » P.13
Ensuite,
Gontard prend la défense de Sefrioui en suggérant que « si les français
sont totalement absents de ses récits, peut-être faut-il voir là, justement une
volonté de négation de l’Autre, une sorte de meurtre scriptural du colonisateur
dont la présence est effacée et l’influence profondément niée » P.
14
Il
ajoute, dans le même ordre d’idées :
« Surtout l’originalité
profonde de Sefrioui est d’avoir intégré la culture populaire dans l’écriture,
ce que l’on peut considérer comme un autre mode d’authenticité, c’est-à-dire
d’engagement ». P.15
En somme, la première génération se
vouait à une littérature « ethnographique » (ou documentaire), écrite
sinon pour faire plaisir au lecteur étranger, du moins pour entrer dans ses
vues, en tout cas en fonction de lui. Des thèmes folkloriques sont souvent alors
développés, correspondant en général au besoin de curiosité de celui qui achète
le roman. Cependant les détails ethnographiques ne sont pas toujours retenus
par l'écrivain pour faire plaisir aux « autres ». Certains auteurs
décrivent leur société et leur vie pour témoigner et pour montrer que les maghrébins
sont des hommes, autant que les « autres ». Des auteurs sont à la
recherche de leur identité et leur littérature recoupe alors le dévoilement et
la contestation. Cette littérature dite «ethnographique » draine, en fait,
le meilleur et le pire et des critiques maghrébins ont sans doute tort en ayant
trop tendance aujourd'hui à la vouer en bloc aux gémonies.
Parmi
les thématiques qui reviennent avec force dans les textes de la première génération,
on trouve : - Le choc des civilisations – l’identité et l’altérité- la
conscience identitaire - la revendication culturelle – la révolte contre
l’ordre social…
La
plupart des textes ayant eu leur genèse à cette période répondent aux théorèmes
de l’écriture romanesque d’un Balzac, par exemple : La narration
traditionnelle des récits y prend le dessus sur les enjeux langagiers, la
construction linéaire et chronologique y est de mise, l’écriture
conventionnelle, le recours à la rhétorique classique, aux images analogiques,
aux clichés de l’écriture romanesque est plus que visible chez la majorité
écrasante des écrivains de cette génération, le roman autobiographique, en
vogue alors au Maghreb, y participe d’une manière notable et massive.
Tous ces auteurs qui sont reconnus
aujourd'hui comme les classiques maghrébins partagent deux préoccupations et
les ont traduites, différemment, dans leurs fictions : la description sensible
de communautés méconnues ou mises à l'écart ; l'affirmation d'une humanité
autre avec laquelle le colon doit désormais compter. Quant aux œuvres adaptées
du patrimoine traditionnel, elles répondent à ce même souci d'affirmer une
existence culturelle sans lien avec la domination.
III-
L’Ecriture de la déconstruction au service d’une éthique de l’Union
Depuis 1965, une reprise s’est amorcée, de
nouveaux talents ont vu le jour. Mais, à l’encontre de sa précédente, la
génération des années 1965-1990 se situe à la lisière d’une écriture normative,
à laquelle elle oppose comme antidote le refus catégorique des règles de la
langue, allant même jusqu’à une déconstruction des codes scripturaux
traditionnels. Le contexte dans lequel cette génération a connu son émergence
est celui d’une prise de conscience identitaire pimentée par la pullulation
d’une idéologie nationaliste, développant chez les intellectuels un sens aigu
de la révolte contre l’ordre politique mis en place après une indépendance
soupçonnée d’être postiche.
Cette révolte affecte, du même coup, le
texte, devenu un champ de bataille. En somme, tout un éventail varié de
questionnements se laisse poindre à l’horizon de la scène littéraire de cette
période dite moderne, dans le sens où le politique et le socio-historique sont
replacés au cœur même de la praxis langagière, avec une nette prédilection pour
les questions surgies de la décolonisation. Bien qu’ils se soient penchés sur
les mêmes problématiques que leurs ancêtres, les auteurs de la deuxième
génération s’avèrent beaucoup plus émancipés de la tradition et leur écriture
est conséquemment plus virulente, plus sismique, volcanique si j’ose dire.
En effet, les indépendances, dont
on pensait, à tort ou à raison, qu'elles contrecarraient, une fois pour toutes,
l’action littéraire en langue française, se trouvent surpris, au dépourvu, par
une production littéraire prolifique qui, non seulement, continue de perdurer
et de fourmiller en Algérie, mais se
déploie davantage et à fusion au Maroc et en Tunisie.
En Algérie, à l’époque de la guerre
de libération, de jeunes poètes comme Rachid Boudjedra, Youcef Sebti, Tahar
Djaout, fortement inspirés par leur maître Jean Sénac, entament, dans leurs
poèmes, des aventures poétiques où les thèmes de la mélancolie et de la
solitude reviennent d’une manière récurrente.
De son côté, Bachir Hadj Ali, se
dresse contre répression et incarcération pour traduire en vers son expérience,
tout en veillant, tant bien que mal, à dresser des passerelles entre les
différentes langues et cultures.
Quant à Mohammed Dib, il
publie, en alternance, romans, nouvelles, pièces de théâtre et poèmes,
surprenant, ainsi, à chaque fois le lecteur, par la diversité et la richesse de
ses créations, dont Le sommeil d’Eve, et le Désert sans détour sont les
exemples les plus dignes d’être cités.
Concernant Jamal Eddine
Bencheikh, dans l’exil où il a choisi de vivre, à l’instar de son
contemporain, Dib, édite assez tardivement, coup sur coup, des poèmes
engrangés vers les années 1956, dont les recueils les plus connus sont Transparence
à vif et Alchimiques
Somme toute, que ce soit en Algérie,
au Maroc ou en Tunisie, la parole poétique, héritière de la tradition paganique
arabo-musulmane et berbère, occupait le devant de la scène littéraire à
l’époque, étant la seule capable à même de transcrire en vers, ou versifiés ou
libres, la déchirure de l’âme en exil.
Quant au théâtre, ce genre fut
particulièrement mineur dans la L.M.E.F., en raison de son manque de repères
historiques dans la culture orale maghrébine. Kateb Yacine crée
des pièces en arabe dialectal.
Mouloud Mammeri,
présent à intervalles espacés dans l'édition littéraire (La Traversée du
désert, 1982), au même titre que son homologue marocain Driss Chraïbi, se
consacre à des recherches linguistiques et anthropologiques sur la culture
berbère.
A côté des anciens maîtres, de
nouveaux talents voient le jour, vers les années 1970. Citons dans l'ordre de
publication de leurs premières œuvres, Mourad Bourboune (Le Muezzin,
1968), Rachid Boudjedra qui entre avec fracas et scandale dans le monde des
lettres avec La Répudiation en 1969, Nabile Farès (Yahia, pas
de chance, 1970), Yamina Mechakra (1945) dont La Grotte éclatée est une des
œuvres poétiques majeures sur la guerre de libération, Tahar Djaout (1954-1993
; L'Exproprié, 1981) et ses romans corrosifs et dénonciateurs (Les Chercheurs
d'or et Les Vigiles).
Par ailleurs, le cas de la Tunisie
est, pour sa part, différent. En 1975, Mustapha Tlili, fait paraître un roman, La
Rage aux tripes. En 1979, le public commence à se familiariser avec
l'écriture sophistiquée d'AbdeIwahab Meddeb qui publie Talismano, lequel auteur
définit sa position comme celle de « l'entre-deux », irrécupérable
tant par le « nationalisme » que par le « fondamentalisme ».
A la même période, des poètes -
qui continuent à publier- éditent leurs premiers recueils : Hedi Bouraoui dès
1966, Salah Garmadi et Moncef Ghachem en 1970, Majid El Houssi en 1972, Sophie
El Goulli en 1973, Chems Nadir (pseudonyme de M. Aziza) en 1978.
Avec des écrivains plus nombreux, la
littérature tunisienne se fait alors une place à part entière dans le champ
maghrébin de langue française : elle rejoint les préoccupations des autres
auteurs avec une réflexion et des réalisations originales dans la recherche
d'un syncrétisme ou d'un ajustement entre les deux cultures et les deux
langues, sans doute parce que le bilinguisme français-arabe y est mieux vécu
parce que mieux maîtrisé.
Au
Maroc, la littérature de langue française n'offre pas du tout le même visage :
elle est plutôt le fait, comme en Tunisie, de créateurs isolés qui ont choisi
de s'exprimer dans cette langue, dans une position assez comparable à celle
d'Adamov, d’Ionesco. Ahmed Sefrioui continue à écrire et Driss Chraïbi
représente le plus connu de ces écrivains avec, à son actif, une quinzaine de
romans d'une grande diversité. L'intrusion de Mohammed Khair-Eddine, à l'écriture
agressive et provocatrice, inscrite dans le cadre de ce qu’il appelait « la
guérilla linguistique » (Agadir, 1967 ou bien Légende et vie
d'Agoun Chich, 1984), et la parution de la revue Souffles dont il
est l’un des fondateurs mettent brusquement les écrivains marocains, autour des
années 1970, aux premiers rangs de la littérature maghrébine.
Abdellatif Laâbi, qui publie en 1969 L'Œil et la nuit, et
plus récemment Les Rides du lion (1989), emprisonné
puis libéré, tente de rendre dans son écriture un peu de la violence du monde
carcéral et devient le chef de file d'une narration poétique de l'engagement et
du refus. Tahar Ben Jelloun, qui possède une notoriété désormais établie,
publie en 1973 son premier récit, Harrouda, et obtient le prix Goncourt
pour La Nuit sacrée, en 1987. Comme Chraïbi ou Khatibi, certains
de ses récits déplacent les personnages vers d'autres espaces que le Maghreb.
Abdelkebir Khatibi innovait en 1971 dans l'autobiographie en publiant La
Mémoire tatouée. Plus proche de l'écriture de l'essai que de celle de
la fiction, il a néanmoins fait paraître, en 1990, Un été à Stockholm.
Enfin, plus récemment, Abdelhak Serhane (Messaouda, 1983) donnait un souffle
nouveau au roman marocain.
A cette période, la revue
Souffles a eu un rôle primordial dans la détermination de la mission sociale et
politique de l’intellectuel. Son apparition vers les années 1966 a relancé
d’une manière ou d’une autre l’activité littéraire au Maroc, publiant soit dans
ses pages, soit à l’enseigne d’une maison d’édition à laquelle elle a donné
naissance « Atlantes » presque les auteurs de langue française qui y
écrivent. Parmi les objectifs de la revue Souffles :
-
Le
renouvellement des codes de l’écriture littéraire, afin de répondre à un besoin
de contestation
-
La
revalorisation du patrimoine culturel national et de son identité plurielle de
par sa nature
-
L’infléchissement
du culturel vers le politique
-
La
transformation de l’écriture poétique va de pair avec un désir de
transformation socio-culturelle.
Somme toute, au Maroc, on assiste en
même temps à la naissance de la revue Souffles en 1966, sous la direction
d’Abdellatif Laâbi, avec la publication du manifeste Poésie Toute
par Mostafa Nissaboury et Mohamed Khair-Eddine. L’objectif de cette revue est
de « renouveler la littérature marocaine tout en l’associant à la lutte
culturelle, au combat national pour le progrès et la démocratie ». Une
littérature / poésie révolutionnaire voit le jour « révolutionnaire tant sur le
plan de la forme que du contenu. On ira jusqu’à parler d’une « guérilla
linguistique, d’une littérature brisant à tous les niveaux (syntaxe,
phonétique, morphologie, graphie, symbolique, etc.) la logique originelle de la
langue française. Ils veulent trouver leur style, leur voix ; Tahar ben
Jelloun, qui fait partie de ce groupe, écrira que « la poésie
révolutionnaire ne peut se concevoir avec un langage établi, elle est la
création d’une langue neuve » Cette poésie de la rupture doit permettre
de s’approprier les thèmes du vécu : le désenchantement, les oppressions
millénaires, les refoulements, les écrasements pour générer l’espoir
d’une société différente. Cette poésie se veut instrument de la désaliénation,
quelle que soit l’origine de cette aliénation.
Marc Gontard a eu beau jeu de
souligner dans ce sens que « cette inscription de la révolte
dans le signifiant textuel, nous la retrouverons avec des techniques
différentes, dans chacune des pratiques littéraires du groupe. C’est ainsi que
toute distinction aristotélicienne (et donc occidentale) entre les genres
disparaît. Dans la plupart des œuvres
issues de Souffles, il n’y a plus de frontières entre la prose et la poésie, le
récit et le lyrisme… Laâbi a créé le nom d’«itinéraire» pour définir ce
va-et-vient, dans un même texte, entre le narratif, le poétique et le
discursif… L’itinéraire, c’est la traversée inscrite dans le langage et
l’écriture, d’un champ socio-culturel soumis à la violence. » P.21
Dans ce sens, il est à souligner
que l’influence des théories du Nouveau roman sur les écrivains de cette
génération est à ne pas négliger. Avec Nabile Farès, A. Laâbi, Khair-Eddine,
Gilbert Naccache, nous passons de l’écriture d’une aventure à une aventure de
l’écriture, pour reprendre l’expression de Jean Ricardou. C’est ainsi que le
roman entre dans une ère du soupçon et que chaque romancier ressent, plus que
jamais, le besoin d’inventer sa propre forme. C’est ainsi que l’écriture
autobiographique s’efface peu à peu du champ littéraire, pour céder la place à
un nouveau genre qui n’est autre que l’autofiction, telle qu’elle fut définie
par Dobrovsky et Robbe-Grillet. A la même époque, le récit carcéral devient une
mode, notamment au Maroc, pendant les années de plomb et en Tunisie également.
Laâbi, Merzouki, Aziz Binebine, Gilbert Naccache figurent parmi les détenus
politiques ayant choisi de dire l’ineffable de leur expérience pénitentiaire,
sous une forme fictionnalisée.
Certes, transcrire son
expérience carcérale est une affaire plus ou moins ardue, pourtant elle
devient, à un moment donné, une sorte de scripto-thérapie, dans la mesure
où il se révèle que chaque détenu ressent le besoin d’extérioriser les
souffrances qu’il a endurées pendant son incarcération. Les refouler peut, en
revanche, le réduire à un état dépressif et paranoïaque, sans oublier la
fonction testimoniale de ses récits, fonction qui fait de l’acte d’écrire, une
obligation éthique, une réflexion sur la vérité et un acte performatif.
Bien entendu, à cette période, le
roman, étant «le seul genre en devenir, et encore inachevé, se
constitu[ant] sous nos yeux »,
devient relativement pour les auteurs marocains des années 90 le seul
laboratoire susceptible de traduire une société en pleine dynamique. Nous
assistons, dès lors, à l’émergence d’une nouvelle esthétique qui se sustente
des travaux des adeptes du Nouveau Roman.
C’est ainsi que le renouvellement
des codes de l’écriture romanesque passe, d’abord, par une dénonciation
de « l’illusion représentative », l’exhibition des
procédures de narration, la disparition du personnage comme
centre organisateur de la fiction et la subversion de la langue
écrite au niveau lingual, syntaxique et lexical.
Pour conclure, l’aura littéraire au
Maghreb se dessine à l’œil du lecteur tel un labyrinthe sinueux où les genres
et les formes narratives et discursives finissent par s’entrecroiser. En effet,
s’il y a lieu de parler de genre, à côté de la poésie, le roman serait, sans
nul doute le laboratoire le plus favorisé pour les auteurs maghrébins des
dernières décennies. La recherche d’une nouvelle esthétique où préside
l’hybridité, oriente d’ores et déjà les écrivains vers des choix textuels
imbriquant tour à tour, le contique, le poétique, l’épistolaire, etc.. D’où
émane à vrai dire, dès le début de l’ère moderne, une poétique de la mouvance,
se situant dans un paradigme de la diversité. Il en résulte que dans la quasi-totalité
des œuvres qui en sont issus, les stratégies énonciatives se trouvent remaniées
par un dialogisme où participent du même coup, le scriptural et l’audible, à
l’image d’une sphère sociale obnubilée par tout un patrimoine culturel oral que
les écrivains s’attèlement à mettre en valeur, en en maintenant vivace
l’essence vocale. A cela s’ajoute inéluctablement un hétérolinguisme
intrinsèque à toute écriture francophone.
IV-
La postmodernité :
A la fin du siècle, avec l’esquisse d’un
changement socio-politique, des écrivains ont ressenti de nouveau à quel point
le besoin de subjectivité est-il nécessaire dans toute création littéraire. Le
refus des grands métarécits conduit à détrôner l’esthétique avant-gardiste, par
le retour notamment de la référentialité. La littérature est ainsi perçue comme
étant à la fois l’aventure d’une écriture et l’écriture de l’aventure, dans le
sens où elle constitue désormais un creuset de rencontre avec l’altérité dans
l’ici et l’ailleurs. Par conséquent, les écrivains de la fin du siècle se
distinguent à travers leurs écrits par la même problématique : ils se
trouvent confrontés à un problème d’identité et de biculturalisme. Nous
remarquons à travers leurs textes une dichotomie entre langue arabe /langue
française, Maghreb/ Occident, tradition / modernité, d’où leur tentative de
s’éloigner à la fois de l’oralité, héritage national, mais aussi des traditions
d’écriture française. Le roman marocain s’en ressent en se livrant alors à une
écriture qui se veut sciemment fragmentée. Dans la Mémoire Tatouée de A.
Khatibi se dégagent des thèmes comme la question de la culture populaire, le
problème d’identité, le tout fait à travers une écriture morcelée et
déstructurée, le bilingue, la biculture, l’aimance, à travers un texte bifide
où l’esthétique du dialogisme et de l’hybridation (linguistique, identitaire et
générique) est à l’œuvre. Il n’y a plus de récit à proprement dire mais
seulement une écriture fragmentée.
On
assiste à un retour aux sources des auteurs exilés. C’est une littérature plus
personnelle qui a perdu de sa violence pour s’inscrire dans le compromis. Ainsi
Fouad Laroui, dans Une année chez les français,
raconte l’histoire d’un petit garçon de l’atlas, propulsé dans le lycée
Lyautey de Casablanca dans les années 70. Laroui utilise un humour
détaché pour raconter ce souvenir d’enfance, pour dire le pire et le meilleur :
« les surnoms racistes dont on l’affuble, la condescendance, les
préjugés, mais aussi, l’amitié, la générosité, la découverte d’un autre monde,
et surtout l’éducation par les livres. » Il dit en vrac, le plaisir
d’apprendre et la tristesse d’être considéré comme un être différent.
A travers tous ces titres, on le voit,
l’identité redevient le cœur de l’écriture mais dans un équilibre entre
identité et altérite, entre authenticité et modernisme.
V-
De 1990 à Nos
jours : Retour aux sources et littérature plus personnelle
Enfin
à partir des années 1990, beaucoup de thèmes viennent enrichir la littérature maghrébine
d’expression française, dont la place des femmes dans la société et dans la
littérature : Émancipation, éducation..
ð Le roman féminin
Des auteurs maghrébins s’étaient déjà
intéressés à la condition féminine dont Chraïbi, par exemple, dans le Passé
Simple, ou encore dans Civilisation, ma mère, publié en
1972, où il emploie sa plume, pour plaider en faveur de l’émancipation des
femmes. De même, Tahar Benjelloun se consacre à cette question non moins
épineuse, dans son émouvant livre intitulé : Sur ma mère.
Cependant, les femmes ont ressenti le besoin
de se prendre en charge et de dire, à leur tour, les souffrances qu’elles
endurent dans une société où la femme est reléguée au second rang. Par
conséquent, la femme n’est plus objet d’écriture mais elle devient à la fois
sujet, objet et action. Des romancières d’une grande réputation ont ainsi fait
leur place parmi les écrivains de la littérature maghrébine d’expression
française. Citons les noms de Rabah Belamri et son roman : Femmes
sans visage 1992, Malika Mokadam et son troisième roman, L’Interdite,
1993, Nina Bouraoui, avec La Voyeuse interdite 1991, Fatima
Mernissi, Rachida Yakoubi avec Ma vie, mon cri.
C’est ainsi que ces romancières
soulèvent un double défi : prendre la parole et écrire, mais aussi
dénoncer et lever le voile sur les tabous. Leur écriture est une écriture du
corps, se présentant comme un lieu intime qui s’instaure entre le corps
écrivant et le corps écrit.