Prenons, en
guise d’exemple, les Illuminations et essayons d’en déceler les
mécanismes génériques responsables de cet ordre chaotique qui structure chaque
poème mais qui finit par régner comme un nouvel ordre quand il est suppléé à la
cohérence du recueil tout entier. En fait, quoiqu’ils soient d’emblée ambigus,
voire ésotériques, les titres des poèmes composant les Illuminations
peuvent nous pourvoir d’agents susceptibles de nous procurer quelques clés pour
pénétrer dans l’univers rimbaldien. Même s’ils sont loin d’en épuiser d’emblée
la teneur, et même si certains demeurent énigmatiques, ils peuvent nous frayer plus
ou moins le chemin et nous dévoiler peu ou prou quelques accents majeurs du
recueil.
Ainsi, « Enfance »,
« Jeunesse » et « Vies » semblent-ils se répondre
et se greffer l’un sur l’autre, pour recomposer les parcelles de l’identité
biographique, voire autobiographique du poète. De ces trois poèmes en décalage,
se voit surgir, plus ou moins abondamment, une première ou une deuxième personne
qu’il serait tentant d’identifier au poète lui-même.
Dans « Vies »
en particulier, le « JE » est fortement omniprésent et Rimbaud
s’y complaît avec brio tantôt à livrer des bouts épars de son vécu, non sans les
revêtir d’une couche ésotérique – Dans
un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la
comédie humaine- tantôt, il
s’y attèle à définir sa tâche poétique : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont
précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de
l’amour. »
Par ailleurs, « Enfance »
se présente, au tout début, comme un texte impersonnel où l’énoncé poétique
semble émaner ex nihilo d’une voix subalterne ou souterraine. Cependant, dans
les deux dernières sections, le « Je », jusqu’ici camouflé par
l’impersonnel, germe brusquement et impose sa présence avec force comme pour
synthétiser ou pour ramener à soi l’expérience poétique ayant été dessinée en
couleurs polychromes au début. Aussi, la formule « je suis », moult fois réitérée, vient-elle vite scander et donner une
cadence musicale à la fin du poème. C’est ainsi qu’une identité figurale
commence à s’ébaucher, se reconquiert et débouche sur un itinéraire poétique en forme de parcours
initiatique : « Je
suis le saint », « Je suis le savant »,
« Je suis le piéton », « Je suis maître du
silence ».
S’il
s’efforce de multiplier les attributs afin de se créer une image qui soit
panoptique, c’est que Rimbaud se vante
constamment de vouloir « lever toutes
les impressions possibles »,
« de posséder tous les paysages
possibles ». S’il s’imagine à la fois saint,
savant, piéton de la grand-route, c’est qu’il se plaît à déceler dans la
comédie humaine l’infinie substitution des masques et des rôles. En un étonnant
vertige temporel qui est caractéristique du rythme de ses poèmes, il parvient,
avec une verve poétique intarissable, à recomposer, à combiner et à épouser
dans ses rêves toutes les destinées. D’où il faut déduire que, chez Rimbaud, la
conscience apparaît alors comme le carrefour où se croisent ces vies qui se
multiplient à fusion dans les profondeurs de l’inconscient, l’interstice où
tous les possibles éveillés se rencontrent et se télescopent. » Et c’est
ainsi qu’il parvient à faire du moi, un « opéra fabuleux ».
Dans « Jeunesse »
enfin, Au « JE » explicitement absent, vient se substituer le « Tu »
qui domine le texte, prend en charge l’énonciation poétique et incarne le sosie
du poète qui se parle à lui-même dans un dialogue intérieur ou dans une sorte
de soliloque : « Tu te
mettras à ce travail ». Visiblement, Rimbaud s’y permet de
spéculer sur sa propre poésie, selon un jeu langagier méta-poétique.
Cependant, cette
transparence et cette clarté se raréfient au fur et à mesure, au point que pas
mal de fragments de ces trois poèmes précités se refusent et se dérobent à une lecture ou à une lisibilité
autobiographique. D’ailleurs, la poésie
rimbaldienne, toujours en mouvance et en devenir, ne se laisse nullement saisir
ou cantonner dans quelque système que ce soit. Certes, la tâche poétique du
poète se détermine parfois elle-même dans les Illuminations, mais de
manière éparse, énigmatique, souvent fragmentaire. En plus, les trois textes
que nous venons d’évoquer ne sont pas les seuls à contenir de tels fragments où
le poète projette la lumière ou dissémine de petites parcelles de son
expérience juvénile: Dans « Vagabonds », à titre d’exemple, les
références à Verlaine, à la vie londonienne et aux errances des deux bohémiens
se font plus ou moins tangibles: « J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de
le rendre à son état primitif … »
Par ailleurs,
les intitulés des poèmes capturent l’image d’un univers poétique à la fois
moderne et sans âge. La modernité s’y manifeste avec des termes tels que
« Démocratie » ou « Ouvriers »,
et c’est aussi le monde urbain qui vient prendre la place de l’espace
pastoral souvent idéalisé chez les romantiques: deux poèmes s’intitulent « Villes »
et un autre « Ville », sans faire abstraction des deux
poèmes « les Ponts » ou « Métropolitain »,
lesquels renvoient à ce même paysage avec son « épaisse et éternelle
fumée de charbon » (Ville), « ses bruits de
métiers » (Ouvriers) et sa police (Villes 1).
Volontiers
descriptive, l’écriture capte la réalité avec froideur et minutie :
« Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, … ». Le ton prend
ici l’envergure d’un compte-rendu, comme si le langage, dépouillé à
l’extrême, cherchait, tant bien que mal, à transposer et à traduire en mots la
réalité du monde qui s’offre à l’œil du poète, comme si le regard du sujet s’anéantissait
au profit de la réalité extérieure, perçue avec acuité et dans son objectivité.
Toutefois, comme rien n’est jamais fixé, ni immuable, ni encore définitif dans
cette poésie toujours en mouvance, le spectacle purement visuel dévale vite
vers une transfiguration imaginaire et la vision du témoin naturaliste devient
celle du visionnaire. « Villes II » offre notamment le
spectacle des villes –Ce sont des villes, annonce d’emblée le texte- peuplées
de mythiques personnages ; la description, à partir de quelques repères
réels, acquiert une dimension fantastique, parfois indéchiffrable :
« toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les
bourgs » (Villes II).
La modernité
rejoint aussi le mythe, et ces poèmes sont donc moins étrangers qu’il n’y
pouvait paraître à ceux qui prennent source dans l’univers des légendes, comme
en témoignent certains titres : « Conte », bien sûr, mais
aussi « Antique » et « après le Déluge ».
Plusieurs mythologies s’y côtoient et engendrent un monde féerique. Dans
« Après le Déluge », par exemple, la référence biblique
cohabite, par le biais d’Eucharis, avec la mythologie grecque et avec celle des
contes puisque l’on voit paraître « Barbe-bleue » aussi bien que
« La Reine, La Sorcière ». Cependant, la magie des illuminations
n’est pas essentiellement faite d’emprunts. Les noms ou les figures
traditionnelles ouvrent sur un monde échappant aux lois du quotidien et du
réel, mais la poésie rimbaldienne engendre sa propre magie, son « défilé
de féeries » (Ornières), avec ses « fleurs
magiques » et « ses bêtes d’une élégance fabuleuse »
(Enfance).
Parfois, la fable
se déploie sur l’ensemble du poème et la continuité narrative nous convie à une
interprétation parabolique. C’est le cas en particulier dans « Conte »
et « Royauté ». Force nous est de signaler que, dans
ses poèmes en prose, Rimbaud préfère l’éclatement à la cohérence, le
morcellement à la continuité et la variété générique à l’unité. Ainsi la féerie
des illuminations naît surtout des réseaux sémantiques et thématiques qui se
tissent d’un poème à l’autre. La récurrence de l’or et des pierreries, par
exemple, crée une atmosphère de conte et un éclat visuel qui contribuent à la
magie du recueil. On trouve ainsi dans « Fleurs »
« un gradin d’or », des pièces d’or jaune semées sur
l’agate, un dôme d’émeraude, de fines verges de rubis. La magie procède aussi
du monde du cirque et de la fête qui alimente de multiples visions, cosmiques
et oniriques. (Phrases). Cette euphorie et cette exubérance des
images ne vont pas sans violence. Les contes rimbaldiens sont souvent cruels et
le sang, dans les illuminations, est
aussi présent que l’or. Les fantasmagories (Métropolitain), sont
aussi fabuleuses qu’atroces.
Enfin, la poésie rimbaldienne se porte
volontiers aux frontières de la déconstruction et de la dérision. Ainsi le
poème prosaïquement intitulé « solde » se présente
comme une litanie de camelot qui dilapide au rabais « l’immense
opulence » poétique des illuminations.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire