Résultat de recherche d'images pour "identité figurale"            A  la suite de Baudelaire, Rimbaud a eu le mérite d’avoir chamboulé les règles qui régissaient naguère la poésie et qui faisaient de la versification un déterminant capital de la généricité poétique au profit d’une liberté poétique nourrie de la conception wagnérienne de la musique. En effet, aucun lecteur, qu’il en prenne tôt ou tard conscience, ne peut rester indifférent à la tectonique morphologique intérieure grâce à laquelle la poésie rimbaldienne opère des chambardements de toute sorte à la fois au niveau syntaxique, prosodique et stylistique. A y voir de loin, il semble que les poèmes constituant les Illuminations ou la Saison en Enfer, s’offrent au regard nu et niais du lecteur comme un bric-à-brac ou comme une juxtaposition paratactique de plusieurs poèmes séparés les uns des autres par des blancs typographiques. Or à s’y pencher de plus près, se laisse poindre à l’horizon le constat d’une intelligibilité structurelle qui recouvre l’ensemble des pièces dans un puzzle certes protéiforme mais inextricable. « Intelligibilité » ne doit pas être ici pris au sens de logique, mais plutôt au sens où l’organisation des poèmes peut être comprise et perçue distinctement par l’ouï et la vue. D’où une poésie qui se veut tout autant auditive que picturale. 
              Prenons, en guise d’exemple, les Illuminations et essayons d’en déceler les mécanismes génériques responsables de cet ordre chaotique qui structure chaque poème mais qui finit par régner comme un nouvel ordre quand il est suppléé à la cohérence du recueil tout entier. En fait, quoiqu’ils soient d’emblée ambigus, voire ésotériques, les titres des poèmes composant les Illuminations peuvent nous pourvoir d’agents susceptibles de nous procurer quelques clés pour pénétrer dans l’univers rimbaldien. Même s’ils sont loin d’en épuiser d’emblée la teneur, et même si certains demeurent énigmatiques, ils peuvent nous frayer plus ou moins le chemin et nous dévoiler peu ou prou quelques accents majeurs du recueil.
                  Ainsi, « Enfance », « Jeunesse » et « Vies » semblent-ils se répondre et se greffer l’un sur l’autre, pour recomposer les parcelles de l’identité biographique, voire autobiographique du poète. De ces trois poèmes en décalage, se voit surgir, plus ou moins abondamment, une première ou une deuxième personne qu’il serait tentant d’identifier au poète lui-même.
                Dans « Vies » en particulier, le « JE » est fortement omniprésent et Rimbaud s’y complaît avec brio tantôt à livrer des bouts épars de son vécu, non sans les revêtir d’une couche ésotérique – Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine- tantôt, il s’y attèle à définir sa tâche poétique : «  Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. »
             Par ailleurs, « Enfance » se présente, au tout début, comme un texte impersonnel où l’énoncé poétique semble émaner ex nihilo d’une voix subalterne ou souterraine. Cependant, dans les deux dernières sections, le « Je », jusqu’ici camouflé par l’impersonnel, germe brusquement et impose sa présence avec force comme pour synthétiser ou pour ramener à soi l’expérience poétique ayant été dessinée en couleurs polychromes au début. Aussi, la formule « je suis », moult fois réitérée, vient-elle vite scander et donner une cadence musicale à la fin du poème. C’est ainsi qu’une identité figurale commence à s’ébaucher, se reconquiert et débouche sur  un itinéraire poétique en forme de parcours initiatique : « Je suis le saint », « Je suis le savant », « Je suis le piéton », « Je suis maître du silence ».
            S’il s’efforce de multiplier les attributs afin de se créer une image qui soit panoptique, c’est que  Rimbaud se vante constamment de vouloir « lever toutes les impressions possibles », « de posséder tous les paysages possibles ». S’il s’imagine à la fois saint, savant, piéton de la grand-route, c’est qu’il se plaît à déceler dans la comédie humaine l’infinie substitution des masques et des rôles. En un étonnant vertige temporel qui est caractéristique du rythme de ses poèmes, il parvient, avec une verve poétique intarissable, à recomposer, à combiner et à épouser dans ses rêves toutes les destinées. D’où il faut déduire que, chez Rimbaud, la conscience apparaît alors comme le carrefour où se croisent ces vies qui se multiplient à fusion dans les profondeurs de l’inconscient, l’interstice où tous les possibles éveillés se rencontrent et se télescopent. » Et c’est ainsi qu’il parvient à faire du moi, un « opéra fabuleux ».
          Dans « Jeunesse » enfin, Au « JE » explicitement absent, vient se substituer le « Tu » qui domine le texte, prend en charge l’énonciation poétique et incarne le sosie du poète qui se parle à lui-même dans un dialogue intérieur ou dans une sorte de  soliloque : « Tu te mettras à ce travail ». Visiblement, Rimbaud s’y permet de spéculer sur sa propre poésie, selon un jeu langagier méta-poétique.
             Cependant, cette transparence et cette clarté se raréfient au fur et à mesure, au point que pas mal de fragments de ces trois poèmes précités se refusent et se dérobent  à une lecture ou à une lisibilité autobiographique. D’ailleurs,  la poésie rimbaldienne, toujours en mouvance et en devenir, ne se laisse nullement saisir ou cantonner dans quelque système que ce soit. Certes, la tâche poétique du poète se détermine parfois elle-même dans les Illuminations, mais de manière éparse, énigmatique, souvent fragmentaire. En plus, les trois textes que nous venons d’évoquer ne sont pas les seuls à contenir de tels fragments où le poète projette la lumière ou dissémine de petites parcelles de son expérience juvénile: Dans « Vagabonds », à titre d’exemple, les références à Verlaine, à la vie londonienne et aux errances des deux bohémiens se font plus ou moins tangibles: « J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif … »
               Par ailleurs, les intitulés des poèmes capturent l’image d’un univers poétique à la fois moderne et sans âge. La modernité s’y manifeste avec des termes tels que « Démocratie » ou « Ouvriers », et c’est aussi le monde urbain qui vient prendre la place de l’espace pastoral souvent idéalisé chez les romantiques: deux poèmes s’intitulent « Villes » et un autre « Ville », sans faire abstraction des deux poèmes « les Ponts » ou « Métropolitain », lesquels renvoient à ce même paysage avec son « épaisse et éternelle fumée de charbon » (Ville), « ses bruits de métiers » (Ouvriers) et sa police (Villes 1).
             Volontiers descriptive, l’écriture capte la réalité avec froideur et minutie : « Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, … ». Le ton prend ici l’envergure d’un compte-rendu, comme si le langage, dépouillé à l’extrême, cherchait, tant bien que mal, à transposer et à traduire en mots la réalité du monde qui s’offre à l’œil du poète, comme si le regard du sujet s’anéantissait au profit de la réalité extérieure, perçue avec acuité et dans son objectivité. Toutefois, comme rien n’est jamais fixé, ni immuable, ni encore définitif dans cette poésie toujours en mouvance, le spectacle purement visuel dévale vite vers une transfiguration imaginaire et la vision du témoin naturaliste devient celle du visionnaire. « Villes II » offre notamment le spectacle des villes –Ce sont des villes, annonce d’emblée le texte- peuplées de mythiques personnages ; la description, à partir de quelques repères réels, acquiert une dimension fantastique, parfois indéchiffrable : « toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs » (Villes II).
           La modernité rejoint aussi le mythe, et ces poèmes sont donc moins étrangers qu’il n’y pouvait paraître à ceux qui prennent source dans l’univers des légendes, comme en témoignent certains titres : « Conte », bien sûr, mais aussi « Antique » et « après le Déluge ». Plusieurs mythologies s’y côtoient et engendrent un monde féerique. Dans « Après le Déluge », par exemple, la référence biblique cohabite, par le biais d’Eucharis, avec la mythologie grecque et avec celle des contes puisque l’on voit paraître « Barbe-bleue » aussi bien que « La Reine, La Sorcière ». Cependant, la magie des illuminations n’est pas essentiellement faite d’emprunts. Les noms ou les figures traditionnelles ouvrent sur un monde échappant aux lois du quotidien et du réel, mais la poésie rimbaldienne engendre sa propre magie, son « défilé de féeries » (Ornières), avec ses « fleurs magiques » et « ses bêtes d’une élégance fabuleuse » (Enfance).
            Parfois, la fable se déploie sur l’ensemble du poème et la continuité narrative nous convie à une interprétation parabolique. C’est le cas en particulier dans « Conte » et « Royauté ». Force nous est de signaler que, dans ses poèmes en prose, Rimbaud préfère l’éclatement à la cohérence, le morcellement à la continuité et la variété générique à l’unité. Ainsi la féerie des illuminations naît surtout des réseaux sémantiques et thématiques qui se tissent d’un poème à l’autre. La récurrence de l’or et des pierreries, par exemple, crée une atmosphère de conte et un éclat visuel qui contribuent à la magie du recueil. On trouve ainsi dans « Fleurs » « un gradin d’or », des pièces d’or jaune semées sur l’agate, un dôme d’émeraude, de fines verges de rubis. La magie procède aussi du monde du cirque et de la fête qui alimente de multiples visions, cosmiques et oniriques. (Phrases). Cette euphorie et cette exubérance des images ne vont pas sans violence. Les contes rimbaldiens sont souvent cruels et le sang, dans  les illuminations, est aussi présent que l’or. Les fantasmagories (Métropolitain), sont aussi fabuleuses qu’atroces.
             Enfin, la poésie rimbaldienne se porte volontiers aux frontières de la déconstruction et de la dérision. Ainsi le poème prosaïquement intitulé « solde » se présente comme une litanie de camelot qui dilapide au rabais « l’immense opulence » poétique des illuminations. 

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