Utopie et Voyage imaginaire chez les romantiques


         L’homme est, de par sa nature, un être voyageur. Les mythes anthropogoniques nous le dépeignent avec une palette de couleur où l’errance est décrite comme un déterminant de la nature humaine, voire comme une nécessité que tout être humain ressent du moment où il s’apprête, qu’il le veuille ou non, c’est-à-dire consciemment où inconsciemment, à transcender les limites du premier territoire où il se sent à jamais incarcéré (Samuel Rouvillois). En d’autres termes, l’homme est, de par son essence, un être dont le drame viatique intérieur peut être résumé en cette insoluble équation qui réside dans l’acharnement avec lequel il s’escrime, vaille que vaille, à franchir les frontières dessinées par sa dimension corporelle pour s’infiltrer dans des univers jusqu’alors impénétrables.     
          Outre le rêve, l’imagination est l’arme la plus puissante dont la nature ait muni ou nanti l’être humain. Si le rêve est communément défini comme cette propriété que possède l’âme humaine, laquelle lui permet de déborder le corps où elle est écrouée, pour se livrer à un jeu d’emblée frugalement insignifiant mais psychanalytiquement décryptable et là où entre en jeu la mnëmê, qui désigne, selon les mots de Paul Ricœur, la mémoire en tant qu’affection ou en tant que pathos dont la venue à l’esprit est hypnotique, non pas dans le sens de narcotique mais dans le sens d’involontaire, l’imagination peut être alors définie comme une activité qu’Edmond Husserl, en bon phénoménologue, qualifierait d’intentionnelle, eu égard au fait qu’elle est intentionnalisée par le Sujet, mais aussi volontaire parce qu’elle recourt, entre autres moyens proprement psychologiques, à l’anamnësis comme  objet d'une quête ordinairement dénommée rappel, recollection, selon P. Ricœur toujours.     
                  Par conséquent, l’écriture, fruit de l’esprit humain, n’est au fond qu’un voyage dans et par les signes, dira plus lucidement Michel Butor. Dans La nausée de Jean-Paul Sartre, nous lisons la phrase suivante : « Les Voyages sont la meilleure école ». S’il le dit par la bouche d’Antoine Roquentin, c’est qu’il est conscient que la vie sans voyage et sans écriture n’aurait absolument aucun sens. Non seulement le voyage est d’une valeur instructive ou heuristique d’investigation d’espaces vierges ou dont l’esprit n’avait aucune représentation, mais aussi une source d’inspiration prolifique qui éperonne les artistes à une réappropriation démiurgique d’une réalité tout autre. Les analyses syntagmatique et paradigmatique de la relation transactionnelle entre l’écriture et le voyage nous ont dicté respectivement deux pistes de réflexion : la première concerne l’écriture du voyage comme transcription d’une expérience réelle et la seconde porte sur le voyage à travers l’écriture, c’est-à-dire l’écriture comme un lieu d’errance utopique pour reprendre les termes d’A. Laâbi.
                   Si le XVIIIème siècle fût imprégné par la tendance positiviste du voyage comme expédition scientifique et où le voyageur s’arroge le statut de philosophe encyclopédiste comme quelqu’un dont, au dire de Diderot, le jugement est formé et la tête meublée de connaissances requises, deux conditions sine qua non déterminantes du portrait du bon voyageur, le voyageur du XIXème est sculpté comme un homme dont l’étendue de l’esprit, l’acuité de l’observation et la multi-dimensionnalité des angles de vue sont les principaux traits de caractère. Selon l’expression d’Eugène Fromentin, « le voyageur idéal que nous rêvons ne devrait pas être un homme de génie et ne devrait pas posséder des dons extraordinaires mais offrir un équilibre et, je répète le mot, une moyenne de qualités opposées réunies dans une exacte proportion ». A y voir clair, nous allons nous rendre compte que cette définition prend de base la forme des piédestaux de la doctrine romantique érigés par Shakespeare en Angleterre, Novalis, Kleist, Schiller et Goethe en Allemagne, Chateaubriand, Lamartine et Hugo en France. Pour Fromentin, lors d’un voyage, on exige du sérieux, mais trop de sérieux porte préjudice à l’agrément du voyage. L’écrivain-voyageur doit être, à son sens, un rêveur, parce que le rêve lui permet de saisir la beauté de l’espace qu’il sillonne.

      Les romantiques allemands
                 C’est dans ce contexte que s’inscrivent les productions artistiques du grand romantisme. Certes, la thématique de l’errance est l’une des thématiques les plus immémoriales de la littérature universelle, L’Odyssée est, en ce sens, le parangon des récits de voyage, du voyage en tant qu’une aventure de l’écriture, en tant qu’une rêverie d’un Eldorado, ou en tant qu’un périple effectif, pour utiliser une terminologie proprement rousseauiste, mais, elle se fait récurrente chez les romantiques à tel point qu’elle est devenue un leitmotiv,  une obsession, un mythe tout court, menant ainsi les écrivains par le bout du nez à une recréation incessante du réel et à une réinvention continuelle des rapports qu’entretiennent le Moi et la Nature. En effet, si d’André Chénier à Charles Baudelaire, la poésie fut le laboratoire favori pour l’expression romantique, il convient, à mon sens, de mettre l’accent sur le fait que le voyage, pris dans le sens large du terme, a ceci de commun avec la poésie qu’il est une quête de l’inconnu, une exploration de l’endogène par le langage, et une recréation d’univers totalement différents du quotidien. 
                Chez les romantiques allemands tout particulièrement, le thème de l’errance comme exploration de l’intériorité par un sujet qui se sonde et qui cherche à découvrir les couches les plus profondes de son Moi, revient avec une force intransigeante. Imprégnés par Herder et Hölderlin, Beethoven et Wagner, les poètes romantiques allemands entendaient en finir avec la philosophie des lumières et avec l’Aujklärung. En guise d’exemple, le récit d’Eichendorff Les Chevaliers de Fortune allie poétique et métaphysique pour exprimer l’errance de l’homme condamné à vivre en vagabond dans des incertitudes ontologiques rembourrées de mélancolie, et le narrateur-personnage semble osciller à califourchon entre un nomadisme bohémien et un héroïsme pathétique, pour ne pas dire tragique. Aux murmures dans les bois d’Eichendorff, fait écho le Lenz de Büchner, lequel entame une excursion catabasique qui prend fin par un suicide avorté. Il faut voir dans l’écriture erratique des romantiques allemands l’empreinte d’un donquichottisme fantasque où ils se plaisent à se prendre pour des chevaliers errants, cherchant à reconquérir on ne sait quel idéal. Lisons ce quatrain des murmures dans les bois d’Eichendorff :
                            Au terme de nos longs voyages
Nous verrons sur les monts lointains
Luire à travers les clairs nuages
La cité d’or et ses jardins.

Voyons avec quelle vision idyllique et édénique est perçu un ailleurs pastoral et paradisiaque. La cité d’or ne traduit-elle pas l’univers utopique dont le poète construit les contours au terme d’un long voyage imaginaire ? La meilleure preuve qu’il s’agit là d’un voyage intérieur imaginaire nous est fournie ici par l’absence de toute indication sur la destination du voyage. D’ailleurs, les chants entonnés par ces écrivains se font encore plus retentissants lorsqu’ils fusionnent au poétique ce qui est mystique, dans la mesure où ils s’évertuent toujours à voyager dans le temps, un temps qui s’écoule, pour se donner et prophétiser une image du futur. Force nous est de souligner que, dans le sillage de la philosophie de Hegel, les écrivains romantiques s’attèlent, chacun à sa manière, à concéder à l’errance humaine la fonction motrice de la recherche de l’absolu. Somme toute, la conception du voyage chez ces romantiques peut être résumée par ce récit dialogique de Ludwig Tieck  intitulé Voyage dans le bleu
                  
                   « Oh ! Frédéric, ce qui m’attire c’est la solitude, cette douceur de ton que la forêt ou la montagne prend pour nous parler, le secret qu’un ruisseau veut nous confier dans son murmure. Et j’ai pu remarquer aussi, tout au long de notre voyage, que toi, tu ne me comprends pas. »
           « Non, dit Frédéric avec quelque surprise, je ne te saisis vraiment pas. Nous allons tantôt à droite, tantôt à gauche, nous passons la nuit à la belle étoile, tu escalades cette montagne ou cette autre, tu n’es jamais content, tu n’aspires qu’à aller plus loin et tu te fâches lorsque je veux te faire comprendre combien, finalement, il est nécessaire que nous rebroussions chemin. »
             
                 C’est ainsi que pour les romantiques, voyager dans l’imaginaire implique de déserter le « vrai lieu » pour utiliser une formule proprement bonfoyenne. Le passage du monde connu et réel au monde imaginaire et inconnu est concomitant, au niveau sémiotique, de la transition d’un univers diurne à un univers nocturne, vu que le noctambulisme incarne chez eux le mode de représentation du rêve. C’est ainsi que le thème de la nuit, que l’on va retrouver chez Alfred de Vigny dans son recueil Les Nuits, revient avec force dans l’écriture onirique romantique. Les célèbres Hymnes à la nuit de Novalis en sont l’exemple le plus révélateur.

                    A juste titre, les derniers vers du cinquième Hymne nous font bien comprendre cette possibilité de découvrir l’au-delà à travers l’écriture poétique :

                   Le souvenir se fond dans le fleuve des ombres.
Ainsi la poésie célébra notre triste redevance.
Mais indéchiffré demeura le secret de l’éternelle
Nuit, Grave avertissement d’une puissance lointaine.

              Cette « puissance lointaine », symbolisée par l’éternelle nuit, incarne le sort métaphysique mystérieux de l’homme sur terre. Et c’est à la poésie de nous le révéler; elle nous enseigne la fascination d’une recherche de l’homme originel à travers le langage. Tel fut le sens, pour Hölderlin et pour l’ensemble du romantisme allemand, de l’errance, au terme de laquelle — s’il y a un terme de quelque façon — il y a la conscience ou le dieu.
      
       Chateaubriand et l’itinéraire de Paris à Jérusalem

         La France, à cette époque, n’était pas vraiment en total déphasage avec ce qui se passait en Allemagne, comme le prétendaient certains critiques d’alors. A dire vrai, elle aussi avait de quoi assouvir la curiosité de lecteurs avides de voyager dans et par les mots. L’acte du baptême de l’écriture du voyage littéraire est conféré par le Génie du siècle dont Hugo voulait être l’épigone à tout prix, celui dont l’âme fût très tôt rongée et déchiquetée par le mal du siècle, et qui n’est autre que Chateaubriand. Sous son égide, et à l’instar de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Benjamin Constant et Mme de Staël, l’on verrait surgir à l’aube du siècle toute une tendance d’écrivains corrodés par une angoisse ontologique qui les bousculerait à s’exiler sur des terres lointaines pour renouer avec leur Moi. En un mot, Chateaubriand fut, par excellence, l’étrenne d’une praxis que l’on étiquetterait voyage littéraire par la suite.  
                Son Itinéraire de Paris à Jérusalem représente, à plusieurs égards, le spécimen de la démarche scripturale romantique, laquelle consiste à assigner au langage une fonction proprioceptive, dans la mesure où celle-ci permet de superposer les états de choses du monde extérieur de l’actant-perçu sur les états d’âme intérieurs de l’actant-percevant. Cette fonction sémiotique qui se dessine au croisement de l’intéroception du JE et de l’extéroception du Monde extérieur est à l’œuvre chez les romantiques. En fait, Chateaubriand s’évertue tout au long de son itinéraire à « rabattre les états de choses extérieurs sur ses états d’âme intérieurs » pour reprendre Fontanille. C’est-à-dire que loin de se borner à une description objective ethnologique des paysages qui s’offrent à sa vue, l’auteur du Génie du christianisme essaie de sentir le monde en soi, de se l’approprier, et de le soumettre à ce que Sainte-Beuve appelait « le lyrisme intime », en s’investissant progressivement dans l’énoncé littéraire dont il est le sujet de l’énonciation, lui qui affirme : « Je parle éternellement de moi »
             En termes plus clairs, Chateaubriand projette un regard panoramique sur des espaces qui se dessinent devant lui, s’escrimant ainsi à embrasser plutôt qu’à pénétrer l’histoire des peuples et des civilisations. Certes, à ses yeux, le monde éclot en largeur et « en surface », mais il ne se laisse pas aller jusqu’à envelopper dans un logos objectif la description des espaces géographiques et des espaces humains. C’est pourquoi, ses déplacements hèlent son esprit et convient sa sensibilité à confronter son savoir livresque avec son vécu erratique. Dès lors toute l’entreprise de Chateaubriand s’inscrit dans un cadre purement cartésien, dans le sens où le motif du voyage se résume dans ce souci de confirmer ou d’infirmer les incertitudes qui ensevelissent dans le scepticisme ce qu’il avait déjà lu au sujet des contrées qu’il visite.
                 «  Un voyageur est une espèce d’historien : son devoir est de raconter fidèlement ce qu’il a vu ou ce qu’il a entendu dire, il ne doit rien inventer, mais aussi, il ne doit rien omettre »
             « Je me suis aperçu [...] que la face des objets a changé pour moi. Je sais ce que valent [...] ces rêveries de la première jeunesse [...] » (It. I, 153).
         « En Grèce, tout est suave, tout est adouci, tout est plein de calme dans la nature comme dans les récits des anciens » (It. 1, 157)
Voyons comment Chateaubriand s’attèle à exciser de son esprit les images qui s’y sont construites sous l’impulsion de ses rêveries juvéniles, mais aussi comment il s’efforce d’harmoniser ou de concilier le factuel avec le livresque, et retenons, ici, cette image d’une Grèce édénique, où l’harmonie des arts répond à celle de la nature.
               Par ailleurs, force nous est de mentionner que le tableau chateaubriandesque ne s’offre pas d’un seul coup, ni ne se fige instantanément: tout le plaisir du texte émane de cet effleurement léger et lent  des paysages, dans la diversification des focalisations et angles de vue du voyageur-narrateur. Le paysage est perçu ou bien d’en haut (du haut d’une colline), ou bien d’en bas (au pied de la montagne), suivant les mouvements de va-et-vient du voyageur-cavalier, verticalement ou horizontalement, ou encore suivant le rythme du bateau qui fait son entrée au port. D’explication en explication, le but du voyage se précise lentement, suivant la cadence d’une narration qui frôle la réalité perçue, propice à la réflexion bien posée et aux aveux mélancoliques qu’un voyage fait à l’âge mûr. C’est pourquoi son récit se présente comme inclassable au niveau générique, vu l’amalgame qu’y effectue l’auteur entre mémoires et écriture autobiographique et le tout agencé dans une écriture fragmentaire qui n’obéit nullement au souci d’authenticité tant requis par les voyageurs des lumières.

Hugo et « le Rhin »

             Par ailleurs, en parlant du voyage imaginaire, rien ne serait, à notre sens, plus lacunaire que de faire abstraction d’un texte hugolien certes malfamé mais d’une valeur littéraire non dépourvue de tout intérêt. Il s’agit d’une liasse de textes épistolaires suivi d’une longue réflexion littéraire sur La question du Rhin que Victor Hugo a publié sous le titre « Le Rhin », où il entendait emprunter au  lecteur ses lunettes pour qu’il puisse lui faire voir ce qu’il voyait :
                    «  Je tâche que ma lettre soit une sorte de fenêtre par laquelle vous puissiez voir ce que je vois »
         C’est un texte hybride à la fois au niveau générique comme au niveau isotopique, compte tenu du fait que l’œuvre s’offre au lecteur comme une sorte de bric-à-brac de récits hétérogènes, présentés sous forme de lettres de voyage fictionnelles, auréolées de descriptions architecturales et où sont orchestrés des thèmes qui ont trait à l’histoire et à la politique. Faudrait dire que Victor Hugo entendait faire fondre en un seul texte qui ne tient pas compte de la linéarité, comme c’est le cas pour Chateaubriand, trois voyages qu’il prétend avoir effectué en compagnie de Juliette Drouet entre 1838 et 1840, technique dont Nerval fera son miel au même titre qu’Hugo.
              Dans le Rhin, certes, les dates mises en exergue de chaque lettre donnent une caution de véracité, mais, à voir clair dans l’intelligibilité du texte, nous constaterons que la datation est manigancée, quoique Hugo ait affirmé que ces lettres ont été écrites au jour le jour, mais nous remarquons que certaines lettres fictionnelles y ont été incrustées par la suite. De même certains toponymes donnent l’impression que Victor Hugo cite des lieux qu’il n’avait jamais visités (comme le Musée de Wallraf en Cologne) mais dont il gardait une image grâce à sa culture livresque, chose que nous allons retrouver chez Nerval. A dire vrai, Hugo s’aventure parfois à aller jusqu’à réécrire des textes qu’il avait lus quelque part et en reproduit le contenu comme s’ils étaient les siens. Et Le Rhin se présente alors comme « un tissu nouveau de citations révolues », s’il m’est permis d’emprunter cette citation à Roland Barthes. Autrement dit, Le Rhin n’est au fond qu’un assemblage de plusieurs intertextes dont il est pourtant difficile de déceler l’origine ou l’hypotexte. Vu le janotisme qui enduit ce voyage dont on n’a pas pourtant des preuves biographiques, nous pourrions dire que, d’un coté, le Rhin est un antivoyage ou un pastiche du récit de voyage lamartinien, d’un autre coté, une invitation au voyage à la manière de Baudelaire.   
        Si l’écriture chateaubriandesque est une mise en examen de la culture livresque, l’écriture hugolienne du voyage se distingue de la première par sa théâtralisation de l’espace fortement accentuée par la lumière lunaire qui fait rêver le poète dans l’ombre de la nuit épaisse. L’écrivain s’y assigne alors la tâche d’exhumer tout un héritage médiéval oublié dans la pénombre des âges, à travers un registre merveilleux où priment le nostalgique et le spectaculaire.  Ainsi nombre de scènes créent de façon fugitive l’illusion, l’inattendu, le merveilleux et le surnaturel. À ce stade, le « vu » s’amalgame à l’imaginaire, mais celui-ci s’allie au « lu » plutôt qu’au vécu. À son tour, le lu s’associe à la rêverie, et celle-ci passe à la pensée. Ainsi Le Rhin s’apparente beaucoup plus au voyage littéraire qu’au voyage autobiographique. D’un autre côté, le voyage hugolien relève plutôt du journal d’une pensée que du journal de voyage fidèle à la description de l’itinéraire, car Hugo, dans son voyage introspectif, se livre souvent à des épanchements. Dès lors, le discours songeur et le discours rêveur y sont beaucoup plus présents que celui du vécu personnel. Tout rempli de réflexions sur le passé à travers l’observation des ruines, son voyage parvient à prévoir l’avenir, tandis que le présent se trouve caché dans l’ombre.
                   Récit hétérogène mêlant histoire, légende, conte, poésie, description, réflexion, exposé, commentaire, Le Rhin est un récit de voyage aussi digressif que fragmentaire, non seulement en raison des lettres successives, mais aussi à cause de l’enchâssement d’innombrables récits seconds. Aussi en découle-t-il un aspect rhapsodique avec la discontinuité et l’inachèvement, l’absence d’unité et la composition très libre. Une multitude de digressions se présentent sous forme de conte, légende, anecdote et chroniques. Par conséquent, la fusion de trois voyages distincts, la datation fictive et une foule de récits imaginaires intercalés nous permettent de considérer Le Rhin comme un voyage fictionnel : il semble que le lecteur est guidé par le voyageur visionnaire à la recherche de traces fragmentaires d’histoires et de légendes oubliées ou ensevelies. Fantaisiste, solitaire et silencieux, le voyageur hugolien se déplace sans contact direct avec la réalité locale, sa promenade n’étant guidée que par sa fantaisie, sa curiosité et sa méditation. En excursion capricieuse et improvisée, il se laisse aller au hasard et son itinéraire trace une ligne courbe. C’est une errance, une déambulation, une flânerie de songeur. Selon la formule “de la rêverie à la pensée”, le voyageur hugolien aime à déambuler à sa guise :
                   « Je suis un grand regardeur de toutes choses, rien de plus, mais je crois avoir raison, toute chose contient une pensée, je tache d’extraire la pensée de  la chose. C’est une chimie comme une autre »

      Nerval et le Voyage en Orient
Examinons, à présent, à la loupe le Voyage en Orient de Gérard Labrunie. En effet, il ne serait nullement inutile, ne serait-ce que pour vous mettre un peu dans le bain, de situer le texte par rapport à son contexte d’émergence. Eh bien ! Ce texte, quoiqu’il produise parfois l’impression d’être revêtu d’un aspect ésotérique, est doté d’un intérêt testimonial primordial, dans la mesure où il instaure la doxa d’un mythe orientaliste qui sera ressassé par la suite hypertextuellement par moult homme de lettres. Or, Nerval, à l’encontre de la majorité écrasante de ses prédécesseurs, fait preuve d’une estimable conscience culturelle en appelant à participer à la restauration de l’héritage oriental, et de contribuer à cette archéologie du savoir puisque la dernière partie de son récit comporte cet aveu :
           « Dans le Moyen Age, nous avons tout reçu de l’Orient ; maintenant nous voudrions rapporter à cette source commune de l’humanité les puissances dont elle nous a doués, pour faire grande de nouveau la mère universelle. »
         D’ailleurs, la genèse de ce texte est de caractère foncièrement fictionnel. Non pas que le voyage soit un voyage fantastique à la manière d’un Defoe ou d’un Verne, mais le récit qu’en fait l’auteur-voyageur est biscornu, dans le sens où il déjoue la régularité des données spatio-temporelles, sans vous parler de la description toponymique et des récits contiques qui interrompent la linéarité.
           Publié en édition intégrale dans les années 1851, Le Voyage en Orient est, à y voir de plus près, un remaniement et une réécriture de petits fragments textuels antérieurement publiés par Nerval dans des revues ou des journaux. Au niveau diégétique, l’auteur y fait succéder deux voyages entre lesquels il y a un décalage de plusieurs années, sans omettre l’insertion de quelques fragments de voyage fictionnel (Surtout lorsqu’il parle de l’ile de Cythère en Grèce). En fait, les lettres de Voyage suivies des amours de Vienne déjà publiées en feuilleton sont reprises par l’écrivain en tête du récit, non sans quelques modifications. Si l’auteur a opté pour le fusionnement de ses deux voyages en un seul texte, c’est pour mieux les assortir l’un à l’autre, loin de toute considération topologique ou chronologique. Entre les deux récits faits des deux voyages, Nerval dresse un pont fictionnel d’un itinéraire imaginaire de Vienne à Syra via Trieste et qui prend fin avec le récit irréel de la croisière aux iles grecques.
             A comparer le voyage en Orient de Gérard de Nerval à l’itinéraire de Chateaubriand, se laisse poindre à l’horizon une différence catégorique de premier degré. Si l’auteur des Mémoires d’outre-tombe marque sur sa carte géographique de voyage les trois villes dites des Martyrs : Rome, Athènes, Jérusalem, l’auteur des Chimères brouille la tradition et opte pour trois villes intermédiaires tout en intervertissant l’Ordre: Le  Caire,  Beyrouth,  Constantinople. A Rome, Nerval substituera Constantinople, capitale de l’empire ottoman,  à Athènes, Le Caire, ville-témoin de l’âge d’or de la  science  égyptienne,  et enfin Beyrouth,  avec  la  proximité  des Druses  et  de  leur  prophète  Hakem,  prendra la place  de  Jérusalem.  Non  que  ces  trois  villes puissent  aucunement  à  ses  yeux  remplacer  les  trois  villes  traditionnelles  de l'Occident,  mais  y  voyager  c'est, à son sens, être  capable  de  déceler  ce  qu'il  y  a  de mensonger  dans  l'énoncé  que  nous  proposent  celles-ci.
      Le  voyage  de  Chateaubriand  reste  pour  Nerval  un  voyage  de  surface. Lui-même  calcule  le  sien  en  utilisant  des  centres  annexes,  foyers  d'ellipses englobant  les  principaux,  qui  lui  permettront  de  mettre  en  évidence  par  des parallaxes  toute  l'épaisseur  de piège  que  recèlent  ces  centres  normaux. Parcourant  les  rues  ou  les  environs  du  Caire,  de  Beyrouth  ou  de Constantinople,  Nerval  est  à  l'affût  de  tout  ce  qui  lui  permet  de  pressentir  une caverne  s'étendant  au-dessous  de  Rome,  Athènes  et  Jérusalem. Laquelle  est  toujours  atteinte  au  détour  d'un  récit,  d'une  fiction;  la  seule descente  véritable,  prélude  d'ailleurs  à  un  récit,  servant  de  métaphore  ou sacrement  à  toutes  les  autres,  est  celle  de  la  pyramide. La  science  de  la  pyramide,  la  sagesse  maçonnique,  se  présente  comme fondation  de  celle  d'Athènes.  La  passion  de  Hakem, le  séjour  de  Hakem dans  le  maristan,  l'hôpital  des  fous,  étant  ici  l'équivalent du  voyage  souterrain, oppose  une  autre  incarnation  à  celle  du  Christ  mort  à  Jérusalem. 

          Enfin,  dans les  nuits  du  Ramadan,  le  conteur  nous  mène  avec  Adoniram dans  le  monde souterrain  où  non  seulement  l'empereur  Salomon,  mais  le  Jéhovah  même dont  il  tire  sa  puissance  si  lourdement  apparente,  se  révèlent  comme  des usurpateurs. Et  comme  les  trois  villes  de  Chateaubriand  communiquent,  Rome rassemblant  avec  ses  empereurs  et  papes  l'héritage,  le  testament  d'Athènes  et  de Jérusalem,  mais  en  les brouillant  quelque  peu,  de même  les  cavernes  de Nerval  communiquent  les  unes  avec  les  autres  :  le  messie  des  Druses  a  vécu sa  passion au  Caire,  c'est  parce  qu'il  s'étend  sous  Jérusalem  que  le  monde souterrain  d'Adoniram  finit  par  miner  le  sol  de  Rome  même. Certes,  il  y  avait bien  dans  L'Itinéraire  une  présence  du  souterrain,  à cause  du  thème  fondamental  des  tombeaux,  mais  il  suffit  à  l'un  de  relever  les monuments  et  inscriptions,  c'est-à-dire  ce  que  l'on  a  retenu  du  mort  au moment de  son  ensevelissement,  de  sa  transformation  en  caractère,  tandis que  l'autre  veut  arracher  aux  morts  le  secret de  ce  que  l'on n'a  justement  pas voulu  retenir.  C'est  pourquoi Nerval  est  obligé  de découvrir  des  voies  obliques pour  se  faufiler  sous  les  dalles. Le  pèlerinage  de  Chateaubriand  est  un  voyage dans  l'histoire,  celui de Gérard  de  Nerval  dans  le  mensonge  de  l'histoire.

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