Tout embarrassante qu’elle s’offre à nous d'emblée, la vieille polémique qui opposait, depuis belle lurette, la poésie à la philosophie, ne cesse pourtant de battre son plein. En effet, l’étude à la fois synchronique et diachronique de la nature des rapports qu’entretiennent les deux champs débouche, souvent, sur l’inenvisageabilité de trouver un point de tangence entre les deux. D’une part, s’atteler à trancher en faveur de l’antériorité chronologique de l’une sur l’autre est, pour le moins qu’on puisse dire, susceptible de nous jeter dans l’insoluble équation de la poule et l’œuf, tant il est vrai que le mythos, sur lequel le logos, avec l’avènement du rationalisme, a très tôt affirmé son triomphe, est, à en croire encore Aristote, « une forme de sagesse ». D’autre part, les savoirs véhiculés par l’une et l’autre ne sont pas pour autant assortis, attendu que les subterfuges auxquels fait appel le poète pour tirer des vérités immuables, sont considérés par « l’inventeur des concepts »[1] comme des extrapolations dénuées d’un fondement cogitatif, et, a fortiori, d’une cohérence logico-mathématique. D’où découle la problématique du rapport complexe de la poésie et de la philosophie au langage, rapport conçu traditionnellement comme étant autoréférentiel pour la première, et instrumentaliste, voire algorithmique, pour la seconde. Cette dichotomie s’émoud par une trichotomie qui n’est pas moins aigüe, laquelle trichotomie étudie la triple archè qui détermine le statut ontologique de la poésie par rapport à la philosophie en fonction de trois configurations dont l’historicité est marquée par la revendication politique, à des moments précis de l’Histoire, à tour de rôle, ou de la suprématie de Socrate sur Homère ou de la prééminence de Hölderlin sur Descartes ; ces deux mouvements diamétraux se développant en parallèle suivant l’enseignement d’Euclide, trouvent, chez Mallarmé et Rousseau, Goethe et Shakespeare, Bonnefoy et Blanchot, un contre-argument contre ceux qui prônent l’impossibilité de penser dans et par le poème ou de chanter dans et par le mathème. Entre Poème et Théorème se dessine ainsi une double voie pour la quête épistémologique du savoir. Y a-t-il, dès lors, possibilité de trouver des affinités entre Philosophie et Poésie, ou bien, tout simplement, ne riment-elles qu’aussi mal qu’Hallebarde et Miséricorde ?     
         
    Il se peut que la vie sur terre ait existé depuis toujours, mais, ce «toujours» ne peut pas ne pas avoir de commencement, sans quoi il n’aurait pas d’existence, étant donnée la distinction platonicienne entre l’Existence et l’Être que Paul Ricœur s’abstenait à rétablir dans sa lecture de la traduction française de Sein und Zeit de Heidegger. Par voie de conséquence, à remonter aux origines des Primates anthropoïdes, à la manière des paléoanthropologues, se laisse poindre à l’horizon le constat d’une évolution des hominiens, du statut de Primates au statut d’homo sapiens en passant par l’homo loquens. La transition d’un stade à un autre est accompagnée de l’évolution des connaissances du stade de la géométrie au stade de la physique en passant par le stade du linguistique. Aux besoins nutritifs et sexuels vient s’ajouter le besoin de nommer, d’exprimer et de communiquer. C’est ainsi que le langage aurait eu lieu. C’est dire, en employant une terminologie proprement cartésienne, que le langage fait partie des connaissances adventives plutôt que des connaissances innées. Autrement dit, « L’enfance du langage pourrait bien avoir été comme le langage de nos enfants »[2], pour reprendre à la lettre Jean C. Baudet. A l’invention du langage succèdera l’invention du texte et de la littérature orale. Celle-ci aurait été foncièrement inventée au gré des plaisirs de la sensibilité et de la jouissance musicale. Par son fondement exclusivement sonore et oral, le poème semble avoir le privilège de précéder toutes les formes de littératures. La poésie est donc un retour aux origines et le poème serait «en soi contemporain des premiers brasiers de la terre.»[3], pour le dire du même élan que Glissant. Et l’on comprend très vite pourquoi l’on a souvent tendance à lier la poésie à la promesse du retour d’un sacré sans métaphysique.  
           Espoir d’un salut où la déité est apostrophée dans sa présence trop pleine d’absences inépuisables, promesse d’une spiritualité sans Dieu, pour reprendre un titre de Compte-Sponville, la poésie se trouve, bon gré mal gré, entre l’enclume et le marteau, servant, ainsi, pour la philosophie, de repoussoir à la théologie. Repoussoir, elle le fut, dans toute l’Histoire occidentale du rationalisme d’obédience socratique. Ainsi, chez Platon, le poète apparaît presque comme l’émule du philosophe, représentant, plus la sensibilité que la logique, moins la raison que l’émotion, plus la sagesse de l’Amour que l’amour de la Sagesse. Raison suffisante pour que Platon veuille pourchasser de sa cité idéale « ce faiseur d’illusion », ce mimètes de second degré. La peur du poète peut être retrouvée également dans les réserves qu’émettait un certain Adorno quant au style Kierkegaardien ou encore chez Kant qui aurait dit qu’il lui fallait lire et relire Rousseau jusqu’à ce que l’essence de sa pensée soit élaguée des envolées lyriques qui caractérisent son écriture. En somme, il semblerait que ce soit souvent les philosophes qui éprouvent une certaine frilosité concernant la transgression des frontières entre les deux disciplines, une gêne implicite, presque une mauvaise conscience de dépendre, tout comme dans la littérature, de la textualité du texte. Mais, par-delà toutes ces considérations historiques, ne peut-on pas voir dans le silence d’Homère « le refus du poète de devenir l’écolier du philosophe » qui l’a licencié, comme le suggère André Tosel ?
           D’ailleurs, très tôt, les présocratiques ont proclamé, à cor et à cri, leur philo de la sophia, dans un style qui transcende parfois les cloisons entre le littéraire et le philosophique. En guise d’exemple, au lieu de l’énoncé direct, Héraclite se servait souvent de la métaphore pour concevoir la lutte dialectique des contraires engendrant l’harmonie. Il n’en fut pas autrement de Parménide qui présentait poétiquement, à travers la bouche d’une déesse, sa philosophie de l’Être et sa négation du Néant. Quant à Xénophane, il en allait même jusqu’à faire d’Homère le « Plus sage des Hellènes ». En somme, à l’encontre de Socrate, ce fut une forme de sagesse mythique qui prenait place dans l’esprit des autres penseurs, comme a eu raison de le souligner l’auteur de la Poétique, lui qui déclarait que « même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la sagesse, car le mythe est un assemblage du merveilleux ». D’où trois liens possibles entre poésie et philosophie, tel que le suggère un philosophe de nos jours, Alain Badiou, dans son ouvrage intitulé L’ordre Philosophique, liens dictés sur la base des doctrines de trois grands penseurs de l’ère antique : Parménide, Platon et Aristote.
            Pour le premier, l’âme, « cette fille de l’Amour et de la Beauté » à la quête de laquelle le poète se démène, est dépossédée de toute consistance ontologique, au profit de l’âme entendue comme sujet de connaissance. Car son salut n’est pas dans la vie –qui est mouvement et non-être- mais dans la pensée, qui coïncide avec l’existence absolue. Ainsi conçu, le rapport parménidien de l’art orphique à la philosophie « organise la fusion entre l’autorité subjective du poème et la validité des énoncés tenus pour philosophiques »[4]. Dans l’Histoire de la philosophie moderne, il semblerait que ce soit Heidegger, le dernier métaphysicien, qui a pu renouer avec la pensée de Parménide, œuvrant, ainsi, à une osmose ultime où la poésie, dans le sillage de Hölderlin, est appelée à pourvoir d’agent en vue d’un philosopher poétisant ou d’un poétiser philosophant. Du côté de la poésie, à partir de Mallarmé notamment, les grands poètes du XXème, qu’on pense aux poètes du signifiant ou aux poètes du signifié, ont assigné au langage poétique, par sa force évocatoire et incantatoire, la fonction de l’expression ontologique de l’Être, entre absence et présence. Et l’on songe à Pierre-Jean Jouve, Yves Bonnefoy, lesquels ont développé des poétiques réflexives fortement philosophiques. Souvenons-nous de René Char qui disait du poète qu’«il est celui qui connaît, c’est-à-dire qui transcende, et qui nomme ce qu’il connaît. Ce qu’il connaît et comment il le connaît dépasse constamment sa volonté, sa vanité et la volonté de tout le monde. ». C’est ainsi de la non-rationalité, de la non-systématicité, et de l’impossibilité de théorétiser (rendre théorétique) les dispositifs qui permettent au poète de s’acheminer vers la quête de la vérité qu’émane la méfiance qu’éprouvent les tenants de la philosophie conceptuelle à l’égard de la connaissance poétique.
            A cette conception synthétique du rapport entre poésie et philosophie, vient s’opposer la conception foncièrement exclusiviste de l’auteur de la République. En ce sens, Alain Badiou a eu beau jeu de souligner que le rapport platonicien entre poésie et philosophie est régi par le principe de l’exclusivité, par ceci même qu’il « organise la distance entre le poème et la philosophie. »[5]. A vrai dire, Platon, dans le sillage de la pensée de son maître, s’attèle, dans ses dialogues, à tracer une ligne de démarcation entre la philosophie et la poésie qu’il relègue au rang des savoir-faire imitatifs relevant d’un univers du simulacre et du masque où l’Être côtoie le Non-Être. « [Le poème], poursuit Badiou, est tenu dans l’écart d’une fascination dissolvante, d’une séduction diagonale au Vrai, et la [philosophie] doit exclure que ce dont elle traite, le poème puisse en traiter à sa place. La philosophie ne peut s’établir que dans le jeu contrasté du poème et du mathème, qui sont ses conditions primordiales (le poème, dont elle doit interrompre l’autorité, et le mathème, dont elle doit promouvoir la dignité)». La philosophie, faisant atout de ce jeu de contrastes, aspire à régner sur le trône de l’épistémologie, en s’arrogeant le droit de contrôler et d’évaluer les autres disciplines à l’aune de certains critères qui leur sont étrangers, ou du moins extrinsèques.
        Nonobstant, force nous est de mentionner que ce que les philosophies à propension théorétique ne semblent pas vouloir comprendre, c’est que « le dire poétique est a-dianoétique, il ne connaît pas la fonction de l’enchaînement des raisons véritatives. Certes, il actualise une signifiance verbale marquée par « le nombre », « la mesure », « le poids », mais [ceux-ci] ne s’inscrivent pas dans l’opération d’un logos, de l’ergon logistikon, qui calcule en vue d’une connaissance, d’une mathèsis.». (André Tosel). D’où le besoin ressenti de fonder une discipline philosophique qui serait en mesure d’étudier les modes de fonctionnement du poétique, d’où un troisième lien qui peut être tissé entre philosophie et poésie, qu’on  doit à Aristote, lequel, contrairement à l’attitude exclusiviste de son maître, prône « l’inclusion du savoir du poème dans la philosophie, elle-même représentable comme savoir des savoirs. ». Ainsi pensé, le savoir véhiculé par le poème, étant infiniment déplacé et rétorqué, est, en quelque sorte incorporé à la philosophie et repensé par l’Esthétique. « Le poème, ajoute Badiou, n’est plus pensé dans le drame de sa distance ou de son intime proximité, il est pris dans la catégorie de l’objet, dans ce qui, d’être défini et réfléchi comme tel, découpe dans la philosophie une philosophie régionale. Cette régionalité du poème fonde ce qui sera l’Esthétique. ».  



[1] Telle est la définition que donne Gilles Deleuze du philosophe
[2] Baudet, J-C. Philosophie de la poésie
[3] Glissant Edouard, Introduction à une poétique du divers
[4] Badiou Alain, L’Ordre Philosophique
[5] Ibid.

1 commentaire:

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