Avant même de procéder à une catégorisation des différentes œuvres de la L.M.E.F., à travers toutes les générations, il s’avère utile de passer au crible l’appellation en elle-même, pour ce qu’elle présente de difficultés à l’œil de la critique littéraire. En effet, L’appellation « littérature maghrébine d’expression française » revêt d’emblée le statut légitime d’une littérature autonome et indépendante, mais derrière cette simplicité patente, se dissimulent de grandes questions : N’y a-t-il pas plutôt une seule « littérature » ? L’épithète « maghrébine » est-elle de caractère distinctif ou plutôt discriminatif, inclusif ou exclusif ? La notion même de « Maghreb » renvoie-t-elle à un territoire bien délimité, ou bien à une culture donnée ? Et, en dernier lieu, n’y a-t-il pas plutôt une contradiction dans cette même appellation, dans le sens où la langue dans laquelle est écrite cette littérature dite maghrébine, au lieu de revendiquer une culture donnée, la soumet plutôt à un processus d’acculturation et de déculturation, par le biais de cette charge culturelle dont chaque langue est porteuse.  
              En effet, Jean Déjeux, qui reste le grand parrain et divulgateur de cette littérature maghrébine d’expression française, a eu, du moins, le mérite d’asseoir les bases théoriques d’une littérature encore en phase d’ébauche et d’auto-affirmation. Jusqu’à nos jours, sa définition de la littérature maghrébine d’expression française reste la plus valable :
      « Il s’agit d’une littérature issue de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc, et produite par des autochtones nés dans les sociétés arabo-berbères, ou juives, et produite par des auteurs écrivant le français ou en français, mais non en tant que français ».
               De cette définition, il est à retenir :
ð Qu’elle appartient donc à la grande famille des littératures francophones qui couvre des espaces géographiques très diversifiés : Europe, Amérique du Nord, et le Golfe du Mexique, l'Afrique subsaharienne et les îles malgaches, une partie du Moyen-Orient, et la Polynésie française.
ð Que la littérature maghrébine d’expression française exclue de son champ les œuvres littéraires d’auteurs français ou étrangers nés sur le territoire du grand Maghreb. Par conséquent, les œuvres littéraires d’un Camus ou d’un Sénac ne peuvent pas être comptées parmi celles de la L.M.E.F            .
               Se pose par la suite, le problème de la langue. Nous savons pertinemment que cette littérature est née, au fond, dans les années quarante, d’un mouvement de militantisme nationaliste. Dans ce sens, deux idées paradoxales s’achoppent :
ð D’un côté, l’idée de la langue française est perçue comme une soumission à la langue du colonisateur, la France. Son usage implique donc la soumission à la culture occidentale. Les écrivains maghrébins l’utilisant sont, par voie de conséquence, considérés comme des traîtres.
ð De l’autre côté, l’idée de la langue française est conçue comme une valeur ajoutée, (un butin de guerre). Certes la langue a été acquise dans un contexte historique de contrainte (colonisation protectorat), Mais son utilisation doit permettre, selon les écrivains qui l’utilisent, d’inscrire l’identité nouvelle de ces pays dans leur altérité. Ecrire en français est une manière de valoriser la culture autochtone et de la défendre contre les préjugés qui l’assaillent. C’est une VOIX.

1-     Jean Déjeux : le Héraut de la littérature maghrébine d’expression française
           Ses travaux divers sur la genèse de la L.M.E.F, par leur caractère éminemment érudit, représentent un apport indéniablement primordial à l'avancement des recherches, non seulement sur la littérature maghrébine, mais aussi sur des points d'histoire du Maghreb ou sur des aspects de la culture maghrébine proches de la littérature. Ses travaux sur les femmes, sur la tradition orale autour du personnage de Djoh'a, sur les bandits d'honneur, sur l'édition, sur la spiritualité aussi, ont ouvert en leur temps de nouvelles perspectives aux chercheurs. On en trouve des synthèses dans quelques livres très connus. Citons son agréable petit essai-recueil sur Djoh'a, hier et aujourd'hui, et ses essais sur Le Sentiment religieux dans la littérature maghrébine de langue française, sur Femmes d'Algérie. Légendes. Traditions. Histoire. Littérature, ou plus récemment encore sur Images de l'étrangère. Unions mixtes franco-maghrébines.  Enfin, son travail de vulgarisateur-découvreur se retrouve dans ses multiples anthologies, genre dans lequel il avait d'ailleurs commencé sa carrière sous l'autorité d'Albert Memmi en 1964. Or, c'est encore avec Albert et Germaine Memmi qu'il a publié en 1987 une Anthologie du roman maghrébin. Mais dans ce genre, il faut signaler surtout son travail remarquable de découvreur de la jeune poésie maghrébine, travail dans lequel il a succédé en partie à Jean Sénac.

I-                  Un baptême sous le brouillard :   
            La Genèse de la L.M.E.F remonte à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. L’Algérie fut, dans ce contexte, le premier pays où s’entonna l’écho d’une littérature nationale en langue française. Si M’Hamed Ben Rahal serait, d’après les historiens de la littérature, le premier nouvelliste à écrire une nouvelle en langue française, c’est à Ahmed Bencherif que l’on doit le premier roman maghrébin en langue française « Ahmed Ben Mostapha, Goumier ». Parallèlement, En grande Kabylie, Jean Amrouche (1906-1962) se détache, d’une manière notable et sans conteste, et offre à la littérature algérienne et maghrébine de langue française ses premiers poèmes sustentés de spiritualisme et d’une quête infatigable de repères identitaires. Son disciple Albert Memmi disait de lui qu’«il ne croyait qu’à la poésie : elle était la clé du savoir, l’intuition du monde ».  
             On ne trouve pas l'équivalent de cette génération en Tunisie, devenue protectorat français par le traité du Bardo en 1881 et par la convention de La Marsa en 1883, ni au Maroc, devenu protectorat français en 1912. Ces deux pays recouvrant leur indépendance en mars 1956, leur histoire coloniale est beaucoup plus brève que celle de l'Algérie.
II-              L’acte de naissance officiel
         En Kabylie, d’abord, la conscience nationaliste s’est éveillée éminemment chez des écrivains qui cherchent, contre vents et marées, à enraciner leur identité au cœur d'une nation indépendante à faire naître et à dire l’indicible souffrance d’un pays sous le joug de la colonisation. Mouloud Feraoun (1913-1962 ; Le Fils du pauvre, Les Chemins qui montent, Journal) et Mouloud Mammeri (1917-1989 ; La Colline oubliée, Le Sommeil du juste), sont à considérer, sur le même pied d’égalité, comme les pionniers d’une véritable littérature nationale en langue française, dans la mesure où leurs œuvres constituent l’acte de circoncision d’une écriture revendiquant une identité aux prises avec une colonisation tant culturelle que militaire.
               De son côté, Mohammed Dib (né en 1920), dans le sillage du réalisme hérité de la tradition littéraire française de la deuxième moitié du XIXème siècle, met en scène des personnages du tiers-monde, dans sa trilogie, Algérie. Toutefois, ses textes sont jalonnés par un verbe poétique où se fondent dans une rêverie visionnaire, et en un charme indécis, un lyrisme et une inspiration ancestrale. De même, L'Incendie (publié pendant l'été de 1954) est une métaphore prémonitoire, préfigurant l’indépendance.  
              A l’Est du pays, Malek Haddad (1927-1978) et Kateb Yacine (1929-1989), ont réussi à dessiner une image synoptique du roman traditionnel. Dans Nedjma, la quête des origines, l'amour et le mythe du paradis perdu esquissent, par une écriture souple, la tentative de la reconstitution d’un Maghreb qui doit ressurgir du chaos de l'Histoire. Assia Djebar (née en 1936), quant à elle, entame son itinéraire de création par un récit très controversé avec La Soif.
                Parallèlement à la même période, Albert Memmi (né en 1920) inaugure l'expression littéraire tunisienne en langue française par son roman autobiographique, La Statue de sel, matrice de toute son œuvre ultérieure. Vient par la suite Agar que Memmi, lui-même présente comme étant « un récit d'un mariage mixte parce que j'avais fait un mariage mixte, certes, et parce que le mixte est une sorte de tentative de solution, pour moi, aux problèmes posés dans La statue de sel, et même d'une manière plus générale par le métissage. » Puis il y a eu Le Scorpion qui, au dire de son auteur, « donne forme littéraire à un éparpillement de l'expérience ». Plus tard, avec Le désert (1977) « s'opère un retour sur le passé, et la tentative d'y puiser des solutions au présent. C'est aussi une recherche d'identité. »
                   Dans ce même sens, il est à noter que Memmi se revendique comme faisant partie de la première génération des écrivains maghrébins d’expression française, à côté de Dib et Mammeri, et regrette que les historiens de la littérature aient souvent incrusté les noms de Chraïbi, Haddad et Kateb Yacine sur la liste des écrivains de la première génération. Peu importe ! On reconnaît en lui, l’une des voix tonitruantes qui ont réussi à divulguer la littérature maghrébine d’expression française, dans des revues d’une grande notoriété, comme L‘action, en plus d’une collection chez François Maspero intitulée « Littérature maghrébine d’expression française », sans oublier ses contributions dans la revue L’express, où il était chargé de rédiger des textes sur « Les perspectives de la littérature maghrébine d’expression française ». En outre, Albert Memmi, de son vivant, a eu des rapports privilégiés avec Les Temps Modernes. D’ailleurs, son essai, Portrait d’un colonisé, fut préfacé par Jean-Paul Sartre, et son roman autobiographique, la Statue de Sel, fut préfacé, à son tour, par Camus.    
             Au Maroc, avant la découverte du roman de l’écrivain tangérois Abdelkader Chatt intitulé « Mosaïques ternies », publié plus tôt en 1930, c’est aux noms de Ahmed Sefrioui et Driss Chraïbi qu’est rattachée la naissance de la littérature marocaine d’expression française au. Certes, Sefrioui a été le premier à avoir publié des nouvelles en langue française, avec Le Chapelet d'ambre (1949). Mais c'est Driss Chraïbi (né en 1926) qui s'impose avec éclat avec son autobiographie iconoclaste, Le Passé simple (1954), où il enfreint l'obligation de réserve tacite sur les tares de la société colonisée. Ce texte avait attisé à l’époque une vive polémique : le monde politique marocain s’en emparant pour accuser l’auteur de donner des armes à l’adversaire, à une époque où les relations franco-marocaines connaissent une tension jamais connue auparavant. Par sa rébellion, par sa révolte, le Passé Simple est à considérer comme étant un pamphlet au ton virulent contre la sclérose de la société musulmane et particulièrement de la famille patriarcale :
        « Je pisse, je pisse dans l’espoir que chaque goutte de mon urine tombera sur la tête de ceux que je connais bien, qui me connaissent bien, et qui me dégoûtent »
         Concernant la Boîte à Merveilles, l’un des classiques de la littérature marocaine, il s’agit d’un roman autobiographique où Sefrioui évoque l’enfance singulière d’un enfant dont l’âme fut déchiquetée par une solitude que rien n’égayait hormis les objets insolites de cette boîte à Merveilles. Si son contemporain Chraïbi semble orchestrer dans son premier texte une réflexion critique sur la société marocaine, Sefrioui confère à son roman l’aspect d’un texte d’apparence « ethnographique » où la béance de cette lésion qu’est la colonisation est réduite au néant. Dans son texte « Violence du texte», Marc Gontard met le point sur cette idée non moins embarrassante :
             « La plupart des textes en français publiés  jusqu’au en 1966 ont été figés par les critiques sous deux appellations dépréciatives : «littérature exotique » ou «ethnographique» et littérature d’acculturation ou d’aliénation »          P.13   
Ensuite, Gontard prend la défense de Sefrioui en suggérant que « si les français sont totalement absents de ses récits, peut-être faut-il voir là, justement une volonté de négation de l’Autre, une sorte de meurtre scriptural du colonisateur dont la présence est effacée et l’influence profondément niée »                         P. 14
Il ajoute, dans le même ordre d’idées :
            « Surtout l’originalité profonde de Sefrioui est d’avoir intégré la culture populaire dans l’écriture, ce que l’on peut considérer comme un autre mode d’authenticité, c’est-à-dire d’engagement ».                                            P.15
         En somme, la première génération se vouait à une littérature « ethnographique » (ou documentaire), écrite sinon pour faire plaisir au lecteur étranger, du moins pour entrer dans ses vues, en tout cas en fonction de lui. Des thèmes folkloriques sont souvent alors développés, correspondant en général au besoin de curiosité de celui qui achète le roman. Cependant les détails ethnographiques ne sont pas toujours retenus par l'écrivain pour faire plaisir aux « autres ». Certains auteurs décrivent leur société et leur vie pour témoigner et pour montrer que les maghrébins sont des hommes, autant que les « autres ». Des auteurs sont à la recherche de leur identité et leur littérature recoupe alors le dévoilement et la contestation. Cette littérature dite «ethnographique » draine, en fait, le meilleur et le pire et des critiques maghrébins ont sans doute tort en ayant trop tendance aujourd'hui à la vouer en bloc aux gémonies.
Parmi les thématiques qui reviennent avec force dans les textes de la première génération, on trouve : - Le choc des civilisations – l’identité et l’altérité- la conscience identitaire - la revendication culturelle – la révolte contre l’ordre social…
La plupart des textes ayant eu leur genèse à cette période répondent aux théorèmes de l’écriture romanesque d’un Balzac, par exemple : La narration traditionnelle des récits y prend le dessus sur les enjeux langagiers, la construction linéaire et chronologique y est de mise, l’écriture conventionnelle, le recours à la rhétorique classique, aux images analogiques, aux clichés de l’écriture romanesque est plus que visible chez la majorité écrasante des écrivains de cette génération, le roman autobiographique, en vogue alors au Maghreb, y participe d’une manière notable et massive.    
             Tous ces auteurs qui sont reconnus aujourd'hui comme les classiques maghrébins partagent deux préoccupations et les ont traduites, différemment, dans leurs fictions : la description sensible de communautés méconnues ou mises à l'écart ; l'affirmation d'une humanité autre avec laquelle le colon doit désormais compter. Quant aux œuvres adaptées du patrimoine traditionnel, elles répondent à ce même souci d'affirmer une existence culturelle sans lien avec la domination.

III-           L’Ecriture de la déconstruction au service d’une éthique de l’Union

               Depuis 1965, une reprise s’est amorcée, de nouveaux talents ont vu le jour. Mais, à l’encontre de sa précédente, la génération des années 1965-1990 se situe à la lisière d’une écriture normative, à laquelle elle oppose comme antidote le refus catégorique des règles de la langue, allant même jusqu’à une déconstruction des codes scripturaux traditionnels. Le contexte dans lequel cette génération a connu son émergence est celui d’une prise de conscience identitaire pimentée par la pullulation d’une idéologie nationaliste, développant chez les intellectuels un sens aigu de la révolte contre l’ordre politique mis en place après une indépendance soupçonnée d’être postiche.
              Cette révolte affecte, du même coup, le texte, devenu un champ de bataille. En somme, tout un éventail varié de questionnements se laisse poindre à l’horizon de la scène littéraire de cette période dite moderne, dans le sens où le politique et le socio-historique sont replacés au cœur même de la praxis langagière, avec une nette prédilection pour les questions surgies de la décolonisation. Bien qu’ils se soient penchés sur les mêmes problématiques que leurs ancêtres, les auteurs de la deuxième génération s’avèrent beaucoup plus émancipés de la tradition et leur écriture est conséquemment plus virulente, plus sismique, volcanique si j’ose dire.  
              En effet, les indépendances, dont on pensait, à tort ou à raison, qu'elles contrecarraient, une fois pour toutes, l’action littéraire en langue française, se trouvent surpris, au dépourvu, par une production littéraire prolifique qui, non seulement, continue de perdurer et de  fourmiller en Algérie, mais se déploie davantage et à fusion au Maroc et en Tunisie.
           En Algérie, à l’époque de la guerre de libération, de jeunes poètes comme Rachid Boudjedra, Youcef Sebti, Tahar Djaout, fortement inspirés par leur maître Jean Sénac, entament, dans leurs poèmes, des aventures poétiques où les thèmes de la mélancolie et de la solitude reviennent d’une manière récurrente.
         De son côté, Bachir Hadj Ali, se dresse contre répression et incarcération pour traduire en vers son expérience, tout en veillant, tant bien que mal, à dresser des passerelles entre les différentes langues et cultures.
                   Quant à Mohammed Dib, il publie, en alternance, romans, nouvelles, pièces de théâtre et poèmes, surprenant, ainsi, à chaque fois le lecteur, par la diversité et la richesse de ses créations, dont Le sommeil d’Eve, et le Désert sans détour sont les exemples les plus dignes d’être cités.
                Concernant Jamal Eddine Bencheikh, dans l’exil où il a choisi de vivre, à l’instar de son contemporain, Dib, édite assez tardivement, coup sur coup, des poèmes engrangés vers les années 1956, dont les recueils les plus connus sont Transparence à vif et Alchimiques
          Somme toute, que ce soit en Algérie, au Maroc ou en Tunisie, la parole poétique, héritière de la tradition paganique arabo-musulmane et berbère, occupait le devant de la scène littéraire à l’époque, étant la seule capable à même de transcrire en vers, ou versifiés ou libres, la déchirure de l’âme en exil. 
           Quant au théâtre, ce genre fut particulièrement mineur dans la L.M.E.F., en raison de son manque de repères historiques dans la culture orale maghrébine. Kateb Yacine crée des pièces en arabe dialectal.   
               Mouloud Mammeri, présent à intervalles espacés dans l'édition littéraire (La Traversée du désert, 1982), au même titre que son homologue marocain Driss Chraïbi, se consacre à des recherches linguistiques et anthropologiques sur la culture berbère.
         A côté des anciens maîtres, de nouveaux talents voient le jour, vers les années 1970. Citons dans l'ordre de publication de leurs premières œuvres, Mourad Bourboune (Le Muezzin, 1968), Rachid Boudjedra qui entre avec fracas et scandale dans le monde des lettres avec La Répudiation en 1969, Nabile Farès (Yahia, pas de chance, 1970), Yamina Mechakra (1945) dont La Grotte éclatée est une des œuvres poétiques majeures sur la guerre de libération, Tahar Djaout (1954-1993 ; L'Exproprié, 1981) et ses romans corrosifs et dénonciateurs (Les Chercheurs d'or et Les Vigiles).
          
             Par ailleurs, le cas de la Tunisie est, pour sa part, différent. En 1975, Mustapha Tlili, fait paraître un roman, La Rage aux tripes. En 1979, le public commence à se familiariser avec l'écriture sophistiquée d'AbdeIwahab Meddeb qui publie Talismano, lequel auteur définit sa position comme celle de « l'entre-deux », irrécupérable tant par le « nationalisme » que par le « fondamentalisme ».
                A la même période, des poètes - qui continuent à publier- éditent leurs premiers recueils : Hedi Bouraoui dès 1966, Salah Garmadi et Moncef Ghachem en 1970, Majid El Houssi en 1972, Sophie El Goulli en 1973, Chems Nadir (pseudonyme de M. Aziza) en 1978.
              Avec des écrivains plus nombreux, la littérature tunisienne se fait alors une place à part entière dans le champ maghrébin de langue française : elle rejoint les préoccupations des autres auteurs avec une réflexion et des réalisations originales dans la recherche d'un syncrétisme ou d'un ajustement entre les deux cultures et les deux langues, sans doute parce que le bilinguisme français-arabe y est mieux vécu parce que mieux maîtrisé.      
                        Au Maroc, la littérature de langue française n'offre pas du tout le même visage : elle est plutôt le fait, comme en Tunisie, de créateurs isolés qui ont choisi de s'exprimer dans cette langue, dans une position assez comparable à celle d'Adamov, d’Ionesco. Ahmed Sefrioui continue à écrire et Driss Chraïbi représente le plus connu de ces écrivains avec, à son actif, une quinzaine de romans d'une grande diversité. L'intrusion de Mohammed Khair-Eddine, à l'écriture agressive et provocatrice, inscrite dans le cadre de ce qu’il appelait « la guérilla linguistique » (Agadir, 1967 ou bien Légende et vie d'Agoun Chich, 1984), et la parution de la revue Souffles dont il est l’un des fondateurs mettent brusquement les écrivains marocains, autour des années 1970, aux premiers rangs de la littérature maghrébine.
          Abdellatif Laâbi, qui publie en 1969 L'Œil et la nuit, et plus récemment Les Rides du lion (1989), emprisonné puis libéré, tente de rendre dans son écriture un peu de la violence du monde carcéral et devient le chef de file d'une narration poétique de l'engagement et du refus. Tahar Ben Jelloun, qui possède une notoriété désormais établie, publie en 1973 son premier récit, Harrouda, et obtient le prix Goncourt pour La Nuit sacrée, en 1987. Comme Chraïbi ou Khatibi, certains de ses récits déplacent les personnages vers d'autres espaces que le Maghreb. Abdelkebir Khatibi innovait en 1971 dans l'autobiographie en publiant La Mémoire tatouée. Plus proche de l'écriture de l'essai que de celle de la fiction, il a néanmoins fait paraître, en 1990, Un été à Stockholm. Enfin, plus récemment, Abdelhak Serhane (Messaouda, 1983) donnait un souffle nouveau au roman marocain.
              A cette période, la revue Souffles a eu un rôle primordial dans la détermination de la mission sociale et politique de l’intellectuel. Son apparition vers les années 1966 a relancé d’une manière ou d’une autre l’activité littéraire au Maroc, publiant soit dans ses pages, soit à l’enseigne d’une maison d’édition à laquelle elle a donné naissance « Atlantes » presque les auteurs de langue française qui y écrivent. Parmi les objectifs de la revue Souffles :
-         Le renouvellement des codes de l’écriture littéraire, afin de répondre à un besoin de contestation
-         La revalorisation du patrimoine culturel national et de son identité plurielle de par sa nature
-         L’infléchissement du culturel vers le politique
-         La transformation de l’écriture poétique va de pair avec un désir de transformation socio-culturelle.
         Somme toute, au Maroc, on assiste en même temps à la naissance de la revue Souffles en 1966, sous la direction d’Abdellatif Laâbi, avec la publication du manifeste Poésie Toute par Mostafa Nissaboury et Mohamed Khair-Eddine. L’objectif de cette revue est de « renouveler la littérature marocaine tout en l’associant à la lutte culturelle, au combat national pour le progrès et la démocratie ». Une littérature / poésie révolutionnaire voit le jour « révolutionnaire tant sur le plan de la forme que du contenu. On ira jusqu’à parler d’une « guérilla linguistique, d’une littérature brisant à tous les niveaux (syntaxe, phonétique, morphologie, graphie, symbolique, etc.) la logique originelle de la langue française. Ils veulent trouver leur style, leur voix ; Tahar ben Jelloun, qui fait partie de ce groupe, écrira que « la poésie révolutionnaire ne peut se concevoir avec un langage établi, elle est la création d’une langue neuve » Cette poésie de la rupture doit permettre de s’approprier les thèmes du vécu : le désenchantement, les oppressions millénaires, les refoulements, les écrasements pour générer l’espoir d’une société différente. Cette poésie se veut instrument de la désaliénation, quelle que soit l’origine de cette aliénation.
              Marc Gontard a eu beau jeu de souligner dans ce sens que « cette inscription de la révolte dans le signifiant textuel, nous la retrouverons avec des techniques différentes, dans chacune des pratiques littéraires du groupe. C’est ainsi que toute distinction aristotélicienne (et donc occidentale) entre les genres disparaît.  Dans la plupart des œuvres issues de Souffles, il n’y a plus de frontières entre la prose et la poésie, le récit et le lyrisme… Laâbi a créé le nom d’«itinéraire» pour définir ce va-et-vient, dans un même texte, entre le narratif, le poétique et le discursif… L’itinéraire, c’est la traversée inscrite dans le langage et l’écriture, d’un champ socio-culturel soumis à la violence. »   P.21
            Dans ce sens, il est à souligner que l’influence des théories du Nouveau roman sur les écrivains de cette génération est à ne pas négliger. Avec Nabile Farès, A. Laâbi, Khair-Eddine, Gilbert Naccache, nous passons de l’écriture d’une aventure à une aventure de l’écriture, pour reprendre l’expression de Jean Ricardou. C’est ainsi que le roman entre dans une ère du soupçon et que chaque romancier ressent, plus que jamais, le besoin d’inventer sa propre forme. C’est ainsi que l’écriture autobiographique s’efface peu à peu du champ littéraire, pour céder la place à un nouveau genre qui n’est autre que l’autofiction, telle qu’elle fut définie par Dobrovsky et Robbe-Grillet. A la même époque, le récit carcéral devient une mode, notamment au Maroc, pendant les années de plomb et en Tunisie également. Laâbi, Merzouki, Aziz Binebine, Gilbert Naccache figurent parmi les détenus politiques ayant choisi de dire l’ineffable de leur expérience pénitentiaire, sous une forme fictionnalisée.
                Certes, transcrire son expérience carcérale est une affaire plus ou moins ardue, pourtant elle devient, à un moment donné, une sorte de scripto-thérapie, dans la mesure où il se révèle que chaque détenu ressent le besoin d’extérioriser les souffrances qu’il a endurées pendant son incarcération. Les refouler peut, en revanche, le réduire à un état dépressif et paranoïaque, sans oublier la fonction testimoniale de ses récits, fonction qui fait de l’acte d’écrire, une obligation éthique, une réflexion sur la vérité et un acte performatif.
            Bien entendu, à cette période, le roman, étant «le seul genre en devenir, et encore inachevé, se constitu[ant] sous nos yeux »,  devient relativement pour les auteurs marocains des années 90 le seul laboratoire susceptible de traduire une société en pleine dynamique. Nous assistons, dès lors, à l’émergence d’une nouvelle esthétique qui se sustente des travaux des adeptes du Nouveau Roman.  
             C’est ainsi que le renouvellement des codes de l’écriture romanesque passe, d’abord, par une dénonciation de « l’illusion représentative », l’exhibition des procédures de narration, la disparition du personnage comme centre organisateur de la fiction et la subversion de la langue écrite au niveau lingual, syntaxique et lexical.   
        Pour conclure, l’aura littéraire au Maghreb se dessine à l’œil du lecteur tel un labyrinthe sinueux où les genres et les formes narratives et discursives finissent par s’entrecroiser. En effet, s’il y a lieu de parler de genre, à côté de la poésie, le roman serait, sans nul doute le laboratoire le plus favorisé pour les auteurs maghrébins des dernières décennies. La recherche d’une nouvelle esthétique où préside l’hybridité, oriente d’ores et déjà les écrivains vers des choix textuels imbriquant tour à tour, le contique, le poétique, l’épistolaire, etc.. D’où émane à vrai dire, dès le début de l’ère moderne, une poétique de la mouvance, se situant dans un paradigme de la diversité. Il en résulte que dans la quasi-totalité des œuvres qui en sont issus, les stratégies énonciatives se trouvent remaniées par un dialogisme où participent du même coup, le scriptural et l’audible, à l’image d’une sphère sociale obnubilée par tout un patrimoine culturel oral que les écrivains s’attèlement à mettre en valeur, en en maintenant vivace l’essence vocale. A cela s’ajoute inéluctablement un hétérolinguisme intrinsèque à toute écriture francophone.   

IV-            La postmodernité :
       A la fin du siècle, avec l’esquisse d’un changement socio-politique, des écrivains ont ressenti de nouveau à quel point le besoin de subjectivité est-il nécessaire dans toute création littéraire. Le refus des grands métarécits conduit à détrôner l’esthétique avant-gardiste, par le retour notamment de la référentialité. La littérature est ainsi perçue comme étant à la fois l’aventure d’une écriture et l’écriture de l’aventure, dans le sens où elle constitue désormais un creuset de rencontre avec l’altérité dans l’ici et l’ailleurs. Par conséquent, les écrivains de la fin du siècle se distinguent à travers leurs écrits par la même problématique : ils se trouvent confrontés à un problème d’identité et de biculturalisme. Nous remarquons à travers leurs textes une dichotomie entre langue arabe /langue française, Maghreb/ Occident, tradition / modernité, d’où leur tentative de s’éloigner à la fois de l’oralité, héritage national, mais aussi des traditions d’écriture française. Le roman marocain s’en ressent en se livrant alors à une écriture qui se veut sciemment fragmentée. Dans la Mémoire Tatouée de A. Khatibi se dégagent des thèmes comme la question de la culture populaire, le problème d’identité, le tout fait à travers une écriture morcelée et déstructurée, le bilingue, la biculture, l’aimance, à travers un texte bifide où l’esthétique du dialogisme et de l’hybridation (linguistique, identitaire et générique) est à l’œuvre. Il n’y a plus de récit à proprement dire mais seulement une écriture fragmentée.
       On assiste à un retour aux sources des auteurs exilés. C’est une littérature plus personnelle qui a perdu de sa violence pour s’inscrire dans le compromis. Ainsi Fouad Laroui, dans Une année chez les français, raconte l’histoire d’un petit garçon de l’atlas, propulsé dans le lycée Lyautey de Casablanca dans les années 70. Laroui utilise un humour détaché pour raconter ce souvenir d’enfance, pour dire le pire et le meilleur : « les surnoms racistes dont on l’affuble, la condescendance, les préjugés, mais aussi, l’amitié, la générosité, la découverte d’un autre monde, et surtout l’éducation par les livres. » Il dit en vrac, le plaisir d’apprendre et la tristesse d’être considéré comme un être différent.
       A travers tous ces titres, on le voit, l’identité redevient le cœur de l’écriture mais dans un équilibre entre identité et altérite, entre authenticité et modernisme.
V-                    De 1990 à Nos jours : Retour aux sources et littérature plus personnelle

        Enfin à partir des années 1990, beaucoup de thèmes viennent enrichir la littérature maghrébine d’expression française, dont la place des femmes dans la société et dans la littérature : Émancipation, éducation..

ð Le roman féminin
        Des auteurs maghrébins s’étaient déjà intéressés à la condition féminine dont Chraïbi, par exemple, dans le Passé Simple, ou encore dans Civilisation, ma mère, publié en 1972, où il emploie sa plume, pour plaider en faveur de l’émancipation des femmes. De même, Tahar Benjelloun se consacre à cette question non moins épineuse, dans son émouvant livre intitulé : Sur ma mère.
       Cependant, les femmes ont ressenti le besoin de se prendre en charge et de dire, à leur tour, les souffrances qu’elles endurent dans une société où la femme est reléguée au second rang. Par conséquent, la femme n’est plus objet d’écriture mais elle devient à la fois sujet, objet et action. Des romancières d’une grande réputation ont ainsi fait leur place parmi les écrivains de la littérature maghrébine d’expression française. Citons les noms de Rabah Belamri et son roman : Femmes sans visage 1992, Malika Mokadam et son troisième roman, L’Interdite, 1993, Nina Bouraoui, avec La Voyeuse interdite 1991, Fatima Mernissi, Rachida Yakoubi avec Ma vie, mon cri.

             C’est ainsi que ces romancières soulèvent un double défi : prendre la parole et écrire, mais aussi dénoncer et lever le voile sur les tabous. Leur écriture est une écriture du corps, se présentant comme un lieu intime qui s’instaure entre le corps écrivant et le corps écrit.    

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