•       Tropisme : Esquisse d’une définition.  
Tropisme du grec Tropos, qui signifie, d’ailleurs, Tour, direction, trope, désigne dans le domaine de la botanique, la tendance d’un organisme vivant à croître et à se développer dans une direction donnée. En physiologie végétale, un tropisme est une réaction d’orientation des organes d’une plante. Il s’agit somme toute, d’une réaction de positionnement causée par les agents physico-chimiques et observée chez certains végétaux (direction) et insectes (Locomotion).  
Le terme est passé dans l’usage littéraire grâce à André Gide. Il désignait par Tropisme l’inclination irrésistible qui oblige un individu à réagir d’une manière déterminée. Autrement dit, un tropisme représente une force obscure et inconsciente qui aiguillonne l’individu à agir d’une certaine façon. Partant de ces données, Nathalie Sarraute parvient à donner une formule beaucoup plus explicite à ce phénomène. En effet, elle utilise souvent le terme de tropismes afin de décrire un sentiment fugace, bref, intense mais inexpliqué. Une description précise de ce qu’elle entend par l’emploi de ce terme se trouve dans la préface de L’ère du Soupçon, mais elle figure dans d’autres éléments de son Œuvre « Enfance » où elle fait part au lecteur d’une décomposition de mouvements imperceptibles et inexplicables pour mieux en rendre compte aux autres, ou  bien sûr dans Tropismes (1939) avec l’idée d’une réaction psychologique élémentaire mais peu exprimable.
Dans son troisième article de l’ère du Soupçon intitulé  « Conversation et sous-conversation », Nathalie Sarraute  poursuit sa critique des formes conventionnelles du roman selon une approche plus technique, en abordant la question du dialogue et de ses relations avec la narration. Prenant appui sur l'art singulier de la romancière anglaise Ivy Compton Burnett, elle redonne crédit à la forme dialoguée, susceptible de mettre au jour, au-delà ou en deçà de la conversation traditionnelle, une véritable « sous-conversation », où se déploient les « actions intérieures » de l'individu.
Bien entendu, Nathalie Sarraute s'inscrit dans ce contexte du renouvellement du roman: contrairement à ce qu'on a pu croire alors, son propos n'est pas de rupture mais plutôt de rénovation, et sa position somme toute plus réformiste que révolutionnaire. Ainsi le roman se trouve-t-il réhabilité dans L'Ère du soupçon, et, finalement, sous ses aspects les plus traditionnels : psychologie, réalisme, dialogue. À la condition toutefois que les formes anciennes évoluent : que la psychologie renonce aux « types » et délaisse la banale « étude de caractère » ; que le « réalisme phénoménologique » remplace le sempiternel « petit fait vrai » ; que, dans le dialogue, la « sous-conversation » vienne suppléer l'artificielle « conversation »…
Ainsi l'écrivain exigeant pourra-t-il rendre ces « tropismes » qui seul intéressent Nathalie Sarraute : « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence ».
On voit que si, par sa critique d'un certain académisme et son rejet des formes figées, L'Ère du soupçon peut s'inscrire dans le mouvement du « nouveau roman » (qui, au reste, n'en fut jamais vraiment un), dans le détail des analyses et des solutions proposées, il présente un caractère absolument singulier, irréductible à toute généralisation. À cet égard, l'essai éclaire l'œuvre, mais ne se trouve pas moins éclairé par elle, comme l'a souligné l'auteur dans la Préface, en rappelant que la rédaction de Tropismes avait commencé en 1932 : « J'ai commencé à écrire Tropismes en 1932. Les textes qui composaient ce premier ouvrage étaient l’expression spontanée d’impressions très vives, et leur forme était aussi spontanée et naturelle que les impressions auxquelles elle donnait vie. Je me suis aperçue en travaillant que ces impressions étaient produites par certains mouvements, certaines actions intérieures sur lesquelles mon attention s’était fixée depuis longtemps. En fait, me semble-t-il, depuis mon enfance. »
A travers les textes qui composent le recueil, les Tropismes (on notera le pluriel), ce sont toutes les forces qui s'exercent sur l'individu sans qu'il en soit toujours conscient, les contraintes sociales, les pressions liées à la religion, à l'éducation, l'affectivité, toutes constructions mentales et sociales qui s'unissent pour le priver de sa liberté. Comme l'héliotrope est soumis à la lumière du soleil et s'oriente dans l'espace en fonction de l'astre, l'être humain ne peut échapper aux règles de la société dans laquelle il vit. Il est brisé, robotisé, déshumanisé et ne peut jamais être vraiment lui-même. C'est peut-être pour cela que les personnages de Tropismes n'ont pas de noms, ce sont des silhouettes qui ne sont désignés que par des pronoms :
                        « On lui offrait une existence à la fois dépouillée et protégée, une existence semblable à une salle d'attente dans une gare de banlieue déserte, une salle nue, grise et tiède, avec un poêle noir au milieu des banquettes en bois le long des rues. » (Texte III)
De tous ces textes naît un sentiment de tragique, quelque chose de bouleversant, de poignant :
                        « Elles allaient dans les thés Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant , puis les retournant encore, d'un côté puis de l'autre, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu'elles avaient extraite de leur vie (ce qu'elles appelaient "la vie", leur domaine), la pétrissait, la tirant, la roulant jusqu'à ce qu'elle ne forme plus entre leurs doigts qu'un petit tas, une petite boulette grise. »
L'écriture est riche, métaphorique. Elle vous prend au piège, vous englue, vous implique irrémédiablement car, bien sûr, selon les mots de Montaigne, c'est la peinture de « l'humaine condition ». 
Il s’agit donc pour l’auteur d'explorer des sensations éprouvées pendant son enfance, restées informulées (l’expression « hors des mots » apparaît p. 9) et qui lui paraissent utiles pour comprendre ce qu’elle a vécu profondément dans les premières années de sa vie. Toute son œuvre romanesque est faite de l’analyse de ces mouvements intérieurs informulés qu’elle appelle des « tropismes ». Dans Enfance, ces mouvements intérieurs sont souvent la répercussion de paroles maladroites ou brutales qui révèlent à Natacha, ou lui font pressentir, la réalité de ses rapports avec ses proches, notamment avec sa mère Pour parvenir à rendre ces « tropismes », l'écriture doit développer, comme au ralenti, le flux d’impressions qui a traversé la tête de l’enfant, échappant à sa conscience claire. Cela prend parfois la forme d'une « sous-conversation », rédigée dans un style qui se veut hésitant, tâtonnant, rempli de points de suspension, de répétitions. On en trouvera un bon exemple pages 57-58, lorsque Natacha demande à son père de lui dire « Je t’aime » et que la narratrice commente dans une sous-conversation, purement fictive et informulée, le sens caché des réactions de l’un et de l’autre.
Dans son livre Enfance (1983), Nathalie Sarraute rassemble des souvenirs de ses onze premières années. La narration s’arrête au moment où la petite fille entre en sixième. L’une des originalités de ce récit réside dans le dédoublement de la narratrice. Deux « voix » dialoguent, qui représentent l’une et l’autre l'auteur, mais qui incarnent des postures différentes à l’égard du travail de mémoire. L’une de ces voix assume la conduite du récit, l’autre représente la conscience critique. Selon les moments, cette seconde voix freine l’élan de la première, la met en garde contre les risques de forcer l'interprétation ou inversement la pousse à l'approfondir. Grâce à ce système des deux voix, nous avons deux livres en un : d'une part un récit d'enfance, de l'autre un témoignage sur la méthode d’investigation du passé élaborée par l’auteur pour déjouer les pièges traditionnels de l'entreprise autobiographique

  •  Vers la ressuscitation et l’analyse des « tropismes » de l’ENFANCE.


Résultat de recherche d'images pour "le dédoublement"     Nathalie Sarraute définit ainsi sa démarche : « m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent être intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance… » (ENFANCE, p.277 : ce sont les derniers mots du livre). Il s’agit donc pour l’auteur d'explorer des sensations éprouvées pendant son enfance, restées informulées (l’expression « hors des mots » apparaît p. 9) et qui lui paraissent utiles pour comprendre ce qu’elle a vécu profondément dans les premières années de sa vie. Toute son œuvre romanesque est faite de l’analyse de ces mouvements intérieurs informulés qu’elle appelle des « tropismes ».
         Le travail de l'écrivain consiste à trouver les mots et les images susceptibles de restituer ce vécu intérieur. Formuler ce qui était resté informulé, c'est précisément ce que peut tenter de faire l'écrivain adulte, alors que la petite fille en était incapable. Cet objectif est explicité plusieurs fois dans Enfance : 
             « - Il n’est pas possible que tu l’aies perçu ainsi sur le moment … - Evidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort … dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui. » (ENFANCE, p.86)
Les mots, les images employées, représentent le point de vue de l’auteur assis à sa table de travail et pas la perception exacte de l’enfant.
             « - Des images, des mots qui évidemment ne pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête … - Bien sûr que non. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte … C’était ressenti, comme toujours, hors des mots, globalement … Mais ces mots et ces images sont ce qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations » (ENFANCE, p.17)  
           « Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images … ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnait mon pitoyable état » (ENFANCE, p.98)
Pour parvenir à rendre ces "tropismes", l'écriture doit développer, comme au ralenti, le flux d’impressions qui a traversé la tête de l’enfant, échappant à sa conscience claire. Cela prend parfois la forme d'une « sous-conversation », rédigée dans un style qui se veut hésitant, tâtonnant, rempli de points de suspension, de répétitions. On en trouvera un bon exemple pages 57-58, lorsque Natacha demande à son père de lui dire « Je t’aime » et que la narratrice commente dans une sous-conversation, purement fictive et informulée, le sens caché des réactions de l’un et de l’autre.
Un exemple de maxime reçue dans Enfance serait lorsque la mère, vexée que sa fille puisse trouver une tête de mannequin dans la vitrine d'un coiffeur plus belle qu'elle, lui dit: « Un enfant qui aime sa mère trouve que personne n'est plus beau qu'elle » (ENFANCE, P. 87). Ici, la maxime s'exprime, elle est articulée par la mère. Elle n'est donc plus muette. Mais il existe toutefois aussi un réseau de raisonnements muets, en deçà de cette énonciation, à travers desquelles se révèlent ce que Sarraute appelle les sous-conversations:
                « Ces mouvements subtils, à peine perceptibles, fugitifs, contradictoires, évanescents, de faibles tremblements, des ébauches d'appels timides et de reculs, des ombres légères qui glissent, et dont le jeu incessant constitue la trame invisible de tous les rapports humains et la substance même de notre vie » (Sarraute, L'Ère du Soupçon)
Et, en analysant les moments marquants de son enfance, Sarraute crée un texte qui, d'après Philippe Lejeune, « fonctionne comme le réel, [qui] en a la complexité, l'ambiguïté, la résistance » (ENFANCE, P.267). C'est par exemple avec objectivité et détachement que Sarraute signale la complexité de son lien affectif avec son père: « Je ne sais pas si mon père m'a serrée dans ses bras, je ne le pense pas, ça ne m'aurait pas fait sentir davantage la force de ce qui nous unit, et son soutien total sans condition, rien n'est exigé de moi en échange, aucun mot ne doit aller lui porter ce que je ressens...et même si je ne sentais pas envers lui ce que les autres appellent l'amour, cela ne changerait rien, ma vie lui serait aussi essentielle. » (ENFANCE, P.156)


  •          Le dédoublement de la voix narrative :
   Nathalie Sarraute ne peut pas se soustraire aux conventions. D’où l’originalité de Enfance, laquelle originalité consiste à contester cette tendance à la reconstruction des souvenirs, grâce au dialogue, à la conscience critique et à la méthode maïeutique. D’où la présence d’une deuxième voix qui préserve la narratrice du « cliché », du « tout cuit », du « prêt à porter », du « replâtrage » et du « préfabriqué ». Partant, chez Sarraute, l’aventure langagière et l’aventure anamnestique font corps. Retrouver la voix de l’enfant, c’est pour l’adulte, retrouver les mots. C’est une expérience en quête d’une enfance de la langue, c’est-à-dire d’un état d’énonciation, d’avant la fixation des genres, des «expressions figées», des formes canoniques. Retrouver la voix d’enfant, c’est donner forme à ce qui est informe : là où tout est à recommencer, à repenser, à reprendre. La voix narrative «bi-voque» et « équivoque» à la fois, travaille le contrepoint et le paradoxe. Elle s’entretient, se partage et se schize.                             En somme, l’écriture, dans Enfance, travaille la conjonction et la fissure entre les éléments, de l’auto-bio-graphie. Autrement dit, pour Sarraute, la reconstitution d’un passé est une recherche langagière qui n’est jamais de plain-pied avec la vie. Ainsi, la seconde voix intervient à tout moment pour empêcher la facilité gratuite de l’épanchement, pour aider à trouver le mot juste. Sans cesse, cette voix alerte donne des avertissements sur le risque de tomber dans la convention. Pour Sarraute, tout est dans le choix des mots, dans la spectralité lexicale qui constitue une figure poétique : l’épanorthose, où le geste de corriger n’est qu’une procédure qui cherche à donner plus d’envergure au texte. On distingue, dès lors, le travail archéologique, en train de dégager « des petits bouts de quelque chose d’encore vivant.»   C’est pour cette raison, a fortiori, dans Enfance, le « Je » se scinde pour instaurer un dialogue entre deux voix énonciatives qui mettent en question l’unicité du sujet autobiographique.

Conclusion

 C'est en usant de la parole et du dialogue quasi psychanalytique que Sarraute tente d'exprimer cet univers inexprimable, indéfinissable. C'est en exprimant ce que tous nous ressentons que Nathalie Sarraute rejoint son lecteur, car l'effet du vrai provient de la correspondance entre le vécu de l'auteur et celui de son lecteur. La motivation de l'entreprise est donc peut-être de nature psychologique, mais elle donne lieu à un récit qui se veut hautement moral parce qu'il cherche à dire vrai.

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