La
littérature a ceci de louable qu’elle détient, à bras raccourcis, le pouvoir de
s’infiltrer prudemment dans des champs de connaissance qui ne lui étaient guère
destinés au préalable, grâce à des lignes de fuites qui lui permettent de tisser,
à hue et à dia, des rapports rhizomatiques avec d’autres disciplines. Or,
son rapport avec la sémiotique est des plus vieux qui soient -quoique cette
discipline soit relativement nouvelle- tant il est vrai que « l’étude
des signes », son objet ultime, remonte à l’ère de l’antiquité. La
preuve en est que Platon et Aristote avaient déjà tenté, à leur époque,
de dresser des passerelles entre le signe et sa vie dans les ouvrages de
l’esprit. Partant, nulle raison de nier que la littérature offre une agora
propice à la confrontation des signes les plus divers, à l’étude de la sémiose,
c’est-à-dire du fonctionnement des signes dans la vie sociale, allusion faite à
la définition saussurienne de la sémiotique. En un mot, interroger le
rapport entre sémiotique et littérature reviendrait à superposer deux cartes du
monde, à dessein d’inspecter les endroits où l’une déborde sur l’autre et vice
versa.
Plus largement, la sémiotique a
réussi à s’autoproclamer légitimement comme discipline autonome, grâce à la
convergence de la nouvelle linguistique, notamment sous l’égide de Barthes
et Greimas, de l’anthropologie straussienne, du formalisme russe
issu de la nouvelle critique, ainsi que de la logique peircienne, sans
omettre l’impact décisif des nouvelles théories de la communication ayant
contribué à la bifurcation du champ sémiotique vers ce qui s’appelle encore la
sémiologie. Ainsi, la sémiotique, par le seul fait de son intrusion dans
d’autres champs épistémiques, opère le redéploiement de la littérature et de
ses signes. Plus particulièrement, l’analyse sémiotique des textes part du
principe que tout discours est, non pas un macro-signe ou une avalanche de
signes, mais un procès de signification pris en charge par une énonciation.
D’où justement une sémiotique discursive qui adopte un type de segmentation des
discours qui va du plus abstrait au plus concret. Ces niveaux sont ceux des
« structures sémantiques élémentaires », des « structures
actancielles ou modales », des « structures narratives et
thématiques », et des « structures figuratives ». En
guise d’exemple, la catégorie Vie/mort appartenant au champ des
structures élémentaires se déploie sur le plan des structures actancielles en
mode conjonction/disjonction de l’actant-Sujet par rapport à
l’actant-objet. C’est ainsi que les structures thématiques se parfilent suivant
des programmes narratifs formés par des énoncés de jonction qui, à leur tour,
se figurativisent, grâce à des déterminations spatiales, temporelles et
actorielles (lumière/obscurité – Jour/nuit...).
Nonobstant,
il est à souligner que les rapports entre littérature et sémiotique revêtent
diverses configurations qui ne s’arrêtent pas au stade de la simple analyse
sémiotique des textes littéraires. Roland Barthes, quant à lui,
plaidait pour une sémiologie littéraire qui s’inscrit dans ce qu’il nomme
lui-même l’idiorrythmie, dans le sens où elle découle d’une étude qui consiste
à reconnaître les signes dans leur développement thématique. Histoire de
concevoir la littérature, elle-même, comme une sémiosis, comme
l’entendait l’auteur de Leçon : « La troisième force de la
littérature, sa force sémiotique, c’est de jouer les signes plutôt que de les
détruire, c’est de les mettre dans une machinerie de langage, […] bref, c’est
instituer au sein même de la langue servile, une véritable hétéronymie des
choses ». D’où émane une hétéronomie du savoir qui laisse grande la
question de la Mathesis du savoir contenu dans la littérature, question
qui ne va pas sans susciter trois réflexions. D’abord, la littérature ne fait
pas que (re) produire le savoir, mais elle l’emporte, tout ordonné qu’il est,
dans le roulis de ses narrations, où il se dissout, se dissipe, et se
sédimente. Ensuite, le caractère bigarré et artificieux du discours littéraire
ne va pas sans stimuler le plaisir du lecteur, vu la disparité, ou disons
mieux, l’interdisciplinarité de son contenu épistémique, et l’on songe
certainement à l’encyclopédisme mis en relief dans Jacques le Fataliste. En
troisième et dernier lieu, le savoir qui se joue dans les remous littéraires se
joue aussi de lui-même, et c’est dans cette méta-critique capricieuse dont il
se fait à la fois le sujet et l’objet, que le savoir jouit du prestige de
pouvoir se repenser et se re-connaître.
Si telle fut l’ambition de Barthes, la
thèse de Peirce est d’une toute autre nature. Son aspiration vers une
sémiotique de la littérature constitue le premier effort instigateur vers
l’élaboration d’une esthétique des signes, très proche de ce que les
théoriciens de l’Ecole de Constance, à savoir Jauss, appelaient
l’esthétique de la réception, lesquels insistent
sur la nécessité d'une réception active et intersubjective de l'œuvre d'art et
font de la « nouvelle histoire littéraire » une histoire des horizons d'attente
successifs des textes, qui trouve une traduction adéquate de ses principaux
concepts en sémiotique peircienne quand la «conscience collective»
devient un interprète culturel formé d'interprétants successifs en continuum et
quand la réception d'une « œuvre-événement », c'est-à-dire une œuvre
qui modifie et restructure l'horizon d'attente propre à un certain état d'une culture,
donne lieu à une sémiosis littéraire, voire culturelle.
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