L’article de
Jacques Fontanille se présente non seulement comme une analyse sémiotique
minutieuse du discours poétique apollinarien mais elle se veut davantage une
tentative d’entamer une étude tridimensionnelle de l’énonciation poétique, des
tropes et des scènes figuratives dans le recueil Alcools. L’apport de cette
étude est d’avoir montré que l’œuvre dans son intégralité est dotée d’une
spécificité flagrante qui tire son originalité d’un jeu complexe qui pousse
Jacques Fontanille à se poser la question suivante : En quoi l’énonciation participe-t-elle du déploiement de la
figurativité dans Alcools ? Qui dit figurativité ne dit pas «
une simple ornementation des choses » mais un écran
« du paraître dont la vertu consiste à
entrouvrir, à laisser entrevoir, grâce ou à cause de son imperfection, comme
une possibilité d’outre-sens. Les humeurs du sujet retrouvent alors l’immanence
du sensible. ». En d’autres termes, comment la figurativité poétique
reflète-elle la duplicité de l’énoncé
poétique apollinarien ?
Tout d’abord, sur le plan de l’énonciation, le
dédoublement systématique du sujet en deux instances s’avère digne d’une
attention profonde, de sorte que nous
sommes parfois dans l’embarras de distinguer les deux voix énonciatives l’une
de l’autre : la première voix, personnelle et subjective, est responsable de la dimension pragmatique et déictique de
l’énonciation « Je », c’est-à-dire qu’elle est présente et représentée par et
dans la parole et la perception, alors que la seconde, personnelle et non-subjective,
est responsable de la dimension cognitive et
passionnelle de l’énonciateur « Tu », c’est celle qui prend en charge
les émotions, les attentes, les souvenirs, bref toutes les sensations figuratives.
Cette
deuxième personne présente, quant à elle, deux facettes: d’un côté : l’acteur
tourné vers le monde extérieur, assimilable aux autres acteurs, y compris non-personnels, de l’autre côté, un
acteur qui représente une des parties intégrée au champ personnel et siège de
ses états d’âme et du déploiement figuratif. Nous en déduisons que la deuxième
voix peut être externe, par embrayage
de Il ou Elle à Tu à partir du monde extérieur, ou bien interne, par débrayage de Je à Tu à partir du sujet énoncif. La personne non subjective (Tu) est donc une instance médiatrice entre
l'interoception
(Le
« JE ») et l'extéroception (le Il/Elle(s), le monde). Elle a une
fonction proprioceptive : elle permet de superposer les états de choses du
monde extérieur sur les états d’âme intérieurs, de sentir le monde en soi, de
se l’approprier et de le soumettre à un lyrisme intime. Son rôle consiste donc
« à rabattre les états de choses
extérieurs sur les états d’âmes intérieurs. » dira plus lucidement Jacques Fontanille.
C’est ce qui permet de saisir la duplicité
particulièrement sensible dans Signe où
les deux faces de l’état d’âme, intéroceptive et extéroceptive, sont
figurativisées respectivement par « mon ombre » et « les mains ».
Mon Automne
éternelle ô ma saison mentale Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol Une épouse me
suit c'est mon ombre fatale
Les colombes ce
soir prennent leur dernier vol
L’expression amantes d’antan, calquée sur
l’expression figée «Les neiges d’antan», qui
désigne les amantes de l’année passée, souligne l’effort de rétention dans le champ personnel non subjectif extéroceptif
d’une réminiscence rétrospective. «antan
» peut être considéré alors comme un déictique narratif qui permet de réactualiser dans le discours
les amours révolues. « Les mains » représentent
donc une rémanence concrète qui continue de survivre dans l’émoi du poète. Sur
la face intéroceptive, la femme aimée se vautre dans l’ombre du sujet. Elle est
son alter ego, son double objectivé, ayant perdu les propriétés du sujet en
tant que tel. « C'est sans doute le dispositif le plus explicite jamais
rencontré dans Alcools, ces deux figures sont les deux faces d'un même état d'âme
figuratif, ou, ce qui revient au même, d'une même scène figurative et
affective, ma saison mentale. »
Ensuite,
Jacques Fontanille montre que le trope est inhérent à tout embrayage d’une
réalité extérieure à un Tu non subjectif. Bien entendu, le trope consiste à
prêter une activité cognitive et affective à un inanimé ou à un état de choses,
ce qui engendre un déploiement figuratif de l’état d’âme, lequel permet de convertir le Je en Tu par un débrayage
interne. Cet état d’âme est réactualisé dans le discours grâce à l’embrayage du
paysage sur la personne non-subjective. Ainsi,
la plupart des poèmes apollinariens sont étayés sur la base de trois tropes successifs
: la comparaison, la métaphore et la personnification. Leur organisation n’est
pas arbitraire, mais elle obéit, d’une part, à un processus d’embrayage
énonciatif qui permet de faire du paysage un allocutaire anthropomorphe, et
d’autre part, à un débrayage énoncif grâce auquel l’allocutaire répond à
l’appel du Je inclus dans le Tu en développant une scène figurative.
Dans Un Soir, à titre d’exemple, la structure
métaphorique qui est développée au fur et à mesure par le poète, laisse
entrevoir que les songes du sujet de
l’énonciation sont aux yeux de
l’allocutaire ce que les lampes sont
au ciel, et ce que les feux et l’étoile sont à la ville. L’intelligibilité
du texte se dévoile, à nos yeux, incarnée dans l’ordre du déploiement
métaphorique suivant :
Les lampes dans Le ciel L’étoile dans la ville L’étoile
noyée dans tes yeux Mes songes dans tes yeux.
Pratiquement, dans tout le recueil, la personne
subjective se fait le support des isotopies potentielles qui sont généralement
thématiques – elles ont trait à l’amour élégiaque- et qui sont actualisées par
le truchement d’un débrayage énonciatif. Certes, le lyrisme est omniprésent
dans Alcools, mais il est sans cesse en
tension avec la dérision qui vient parfois tourner en ridicule la personne
subjective. Plus encore, la dérision sert également à introduire une part de
polyphonie, en confrontant la voix qui assume les isotopies de l’amour déçu à
celle de l’alter égo railleur qui ne veut pas les assumer. Tel est le cas dans
la Chanson du Mal-aimé, où nous constatons une alternance entre des fragments à
résonnance lyrique et des intermèdes bouffons qui sont délégués à des voix
secondaires. Cependant, la personne non-subjective constitue, quant à elle, le
support des isotopies figuratives qui se fondent dans le discours. Il
semblerait que seule cette manifestation indirecte –par le biais du Tu- soit
acceptable dans Alcools, car seule, elle échappe à la dérision.
Grosso modo, Jacques Fontanille s’attache à montrer que l’énonciation
dans «Les Colchiques» est très complexe. Cette complexité provient, en premier
lieu, de l’identité entre le Sujet et l’Objet de l’énoncé. Elle est due, en
outre, au fait que le « Je est à la fois le héros de l’histoire, le
récitant et l’auteur du poème.»[1]
Fontanille, en
s’appuyant sur une démarche sémiotique, suggère que l’énonciation permet de
contrôler la figurativité poétique par le biais de deux voix : L’une se fait
sujet de l’énoncé lyrique apollinarien et l’autre vient tantôt réincarner le
passé du poète comme élément de la matière poétique mise au discours par la
première, tantôt freiner son élan en la tournant en dérision. L’investissement
des émotions dans l’énoncé tenu par la voix subjective personnelle s’élabore
grâce à la voix personnelle non- subjective
qui, en rafraîchissant la mémoire, peint le motif représenté sous forme d’un
discours figuratif où le locuteur anthropomorphise l’allocutaire et le force à
prendre la couleur de son âme.
[1] Grojnowski Daniel, Apollinaire-Orphée
: sur la poétique d’Alcools, revue le Romantisme, 1981
2 Fontanille Jacques, Les saisons mentales d'Apollinaire : Énonciation, rhétorique et figurativité dans Alcools, Alcools. In: L'Information Grammaticale, N. 72, 1997. pp. 36-40.
2 Fontanille Jacques, Les saisons mentales d'Apollinaire : Énonciation, rhétorique et figurativité dans Alcools, Alcools. In: L'Information Grammaticale, N. 72, 1997. pp. 36-40.
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