Depuis belle lurette, le
rapport entre littérature et philosophie revêtait un aspect polémique, par ceci
même que les deux disciplines ont été depuis toujours conçues en termes
diamétralement opposés. D’une part, les origines de l’une comme celles de l’autre
se révèlent davantage incertaines, d’où
il est possible d’arguer qu’il n’y a rien de plus ardu que de trancher en
faveur de l’antériorité de l’une sur l’autre. D’autre part, alors que la
littérature s’autorisait à démêler les écheveaux entre mythos et logos, la
philosophie s’attelait, tant bien que mal, à rendre moins étanches les cloisons
entre les deux. En un mot, le rapport entre la littérature et la philosophie
fut caractérisé par une certaine tension et ce, depuis l’antiquité.
Ainsi chez Platon, le poète
apparaît presque comme l’émule du philosophe, représentant l’émotion et non pas
la raison, l’inspiration et non le savoir, raison suffisante pour que Platon
veuille pourchasser ces « faiseurs d’illusion » de sa cité idéale. La
peur du poète peut être retrouvée également dans les réserves qu’émettait un
certain Adorno quant au style Kierkegaardien, ou encore chez Kant qui aurait
qu’il lui fallait lire Rousseau plusieurs fois afin d’accéder à l’essence de sa
pensée sans être distrait par son esthétique. En somme, il semblerait que ce
soient souvent les philosophes qui éprouvent une certaine frilosité quant à la
transgression des frontières entre les deux disciplines, une gêne implicite,
presque une mauvaise conscience de dépendre, tout comme dans la littérature de
la textualité du texte.
Cette dichotomie s’aiguise par une
autre qui n’est pas moins épineuse, laquelle dichotomie s’axe autour du statut
ontologique de l’une par rapport à l’autre. Ce statut peut revêtir trois configurations :
la première assujettit la littérature sous le joug de la philosophie, la
seconde prétend faire de la littérature un champ de mythification du
philosophique, tandis qu’une troisième configuration tente une réconciliation
entre les deux disciplines, alléguant, par voie de conséquence, qu’il existe
tout autant d’écrivains qui pensent que de philosophes qui écrivent.
Bien avant Platon, Homère et
Hésiode se sont évertués, l’un, faisant miel de la force rhétorique du récit
épique, l’autre, tirant parti de la consécration collective du poème mythique,
à se forger une vision apodictique de l’univers comme totalité cohérente, et,
Dumoulié en va même jusqu’à faire de Hésiode et Homère les deux pères
spirituels de Platon. De même, les présocratiques ont souvent affirmé leur
amour de la sagesse, dans un style qui transcende parfois les frontières entre
le littéraire et le philosophique comme a eu beau jeu de le souligner Camille
Dumoulié : « Les présocratiques s’exprimaient à travers un discours
où le philosophique et le poétique ne se distinguaient pas ». En
guise d’exemple, Héraclite, au lieu de l’énoncé direct, se servait souvent de
la métaphore pour constater le changement perpétuel de la lutte des contraires
engendrant l’harmonie. Parménide, à son tour, présentait, poétiquement, par la
bouche d’une déesse, sa philosophie de l’Être et sa négation du néant.
La
tradition platonicienne
Platon, disciple de Socrate dont
Nietzsche disait qu’il est l’homme qui n’écrit pas, dénonce, à maintes
reprises, le caractère particulièrement captieux et sophistique de l’écriture
au profit de la parole dont il exalte les innombrables vertus. Dans le Phèdre,
la dissidence qui oppose la parole à l’écriture est mise en relief par le
truchement d’un mythe dont Platon se fait l’étrenne : l’auteur de la
République met aux prises l’inventeur de l’écriture Teuth et le roi
d’Egypte mis en situation d’évaluer cette dernière. C’est ainsi qu’il en
vient à remettre en question l’aspect triplement illusoire de l’écriture :
- Annoncée
comme remède contre l’oubli, elle le favorise. Autrement dit, l’acte d’écrire
est, en même temps, un acte de renoncement à la faculté de mémorisation
puisqu’il exempte celui qui y recourt d’exercer sa mémoire. Certes, le souvenir
est préservé de l’oubli, mais, de ce fait, la faculté de mémorisation risque à
la longue de s’en trouver réduite.
- Apparemment
source et condition de savoir, elle se révèle cause d’ignorance, dans la mesure
où elle inculque au lecteur un ensemble de connaissances qu’il finit par
s’arroger comme si c’étaient les siennes, alors qu’elles ne font en rien
accroître son Être puisqu’elles sont de l’ordre de l’Avoir.
- Censée représenter l’auteur qui
s’exprime à travers elle, elle risque de le trahir profondément, par ceci même
qu’elle offre l’illusion que l’auteur, même absent, est toujours présent
derrière son texte. Par conséquent, l’écriture se révèle sujette à toute dérive
et perdition.
Bien
pire que cela, l’écriture opère un désancrage du texte par rapport à ce qu’Yves
Reuter appelle le hors-texte.
Toutefois,
il est à souligner que Platon ne s’en prend pas uniquement à la poésie, mais
plutôt à toute forme d’art. Par voie de conséquence, tout comme la peinture,
l’écriture se manifeste comme le décalque d’une représentation de la réalité,
en un mot, comme un simulacre. Pour expliciter davantage sa thèse, Platon
recourt à un exemple très révélateur où il distingue, par le biais d’une
différentiation ontologique, trois types de lit :
1-
Le
créateur, soit le démiurge qui crée le seul lit réel, unique en son genre et
conforme à l’essence du lit
2-
L’artisan,
qui fabrique un lit particulier copié sur le modèle divin
3-
L’artiste,
le peintre, qui imite le lit fabriqué dont il ne fait que reproduire l’image.
Pareillement, le philosophe est au poète
ce que l’artisan est à l’artiste. Cette expulsion du poète de la cité idéale
est opérée sous prétexte que la littérature appartient à une imitation
inférieure de la réalité. Ajoutons à ceci que l’imitation artistique nous introduit
dans cet univers du simulacre où l’être côtoie le non-être. Le peintre et le
poète seraient alors des magiciens, des faiseurs d’illusions, des menteurs par
nature.
En somme, la littérature serait, en
effet, un savoir-faire persuasif et séduisant qui relève du simulacre et du
masque, producteur non du vrai et du bien mais de l’utile et de l’agréable, se
masquant derrière le bien. En fait, Platon condamne, par avance, toute
prétention de la littérature à exister de manière autonome, autoréférentielle,
dans une forme qui se replierait sur elle-même, qui se présenterait donc comme
un jeu qui n’obéirait qu’à ses propres règles, et trouverait dans cette
dimension ludique sa signification et sa légitimité. La littérature est ainsi
mise sous contrôle et évaluée à l’aune de certains jugements qui lui sont sinon
étrangers, du moins extrinsèques. Des critères éthiques, politiques et
métaphysiques détermineront le type de littérature qui aura droit de cité,
critères que met en œuvre dans sa propre pratique le philosophe.
Nietzsche
et la réhabilitation de la littérature
Or, si l’idéalisme platonicien et
Kantien, le positivisme et la scolastique ont été les expressions les plus
acharnées de la suprématie de la philosophie sur la littérature, c’est à
Nietzsche, aux penseurs des lumières et aux romantiques allemands que l’on doit
les premiers efforts instigateurs vers la réhabilitation de la littérature. Au
début du XVIIIème, le rapport entre littérature et philosophie prend un nouveau
tournant qui se manifeste par l’émergence en Europe de nouvelles formes
d’écriture défiant la philosophie classique et s’emparant de thématiques
auparavant réservées à la seule philosophie. C’est le cas, non seulement du
conte philosophique voltairien, mais aussi de la poésie transcendantale
schlegelienne, conçue comme une sorte de philosophie allégorique et
autoréflexive ayant pour objectif de transcender la philosophie pour que
celle-ci puisse se poursuivre au-delà d’elle-même. Selon Schlegel, c’est
désormais à la poésie d’accomplir la mission d’une philosophie tenue en échec
par les bornes du langage.
La revalorisation épistémologique de la
littérature que l’on peut observer depuis l’époque des lumières s’explique
notamment par la crise de la philosophie rationaliste dans le sillage du
tournant subjectiviste kantien : la contingence de la connaissance humaine
ouvre la voie à une pensée philosophique-littéraire qui, de par son ambiguïté,
reflète l’incertitude épistémologique de la modernité. Dès lors, l’hégémonie de
la philosophie est remise en question, les frontières entre philosophie et
littérature s’estompent. Qu’en est-il désormais du rapport d’altérité censé
caractériser les relations entre philosophie et littérature ? Comment
tenir compte de la littérarité de la philosophie ? Comment tenir compte du
contenu philosophique de la littérature ? Qui est en mesure d’aborder des
questions épistémologiques, esthétiques, métaphysiques ou encore
éthiques ?
En fait, si Platon voyait dans la
littérature « le poison qui pousse l’esprit à l’oublieuse paresse »,
les dialogues platoniciens sont à considérer comme de grandes œuvres
littéraires. Le mythe de la caverne en est l’exemple le plus révélateur, dans
la mesure où la pensée mythique et allégorique s’y déploie comme une exigence
qui vient combler l’insuffisance du langage conceptuel. Sur ce point, l’auteur
du Gai savoir, l’un des grands philosophes de tous les temps, a marqué la
philosophie par son effort innovateur au niveau du style d’écriture plein de
métaphores, de symboles et d’aphorismes. L’importance reconnue à la littérature
passe d’abord par une critique du concept, traditionnellement célébré, au
profit de la métaphore. Ici la métaphore serait au concept ce que la tragédie
grecque et le mythe sont à la philosophie socratique.
Dans « la naissance de la
Tragédie », Nietzsche fait l’apologie de ce genre littéraire qu’est la
tragédie grecque, antérieure historiquement à la philosophie classique. Pour
lui, le retour à l’esprit de la tragédie s’avère inéluctable, dans la mesure
où il donne naissance à une nouvelle
forme de philosophie imposant une écriture nouvelle qui ne sera plus définie
comme un simple moyen au service d’une cause qui la dépasse. Cette importance
de l’écriture est attestée par la forme même de l’œuvre de Nietzsche,
considérée comme étant à la fois celle d’un poète et d’un philosophe.
La tragédie s’offre alors comme une
tentative de réconciliation, selon Nietzsche, entre les deux principes
fondamentaux de l’existence, et de l’art que sont le dionysiaque et
l’apollinien. En un mot, l’œuvre de Nietzsche témoigne d’une volonté de briser
les barrières qui séparent le conceptuel du poétique, le logos du mythos. Plus
que cela, il a conçu la philosophie comme une expérience d’écriture et de vie
poussée jusqu’aux limites de la raison. En somme, Nietzsche demeure le premier
à avoir conçu sa vie comme littérature, grâce aux diverses mises en scène
humoristiques et provocatrices de soi dans ses écrits et très particulièrement
dans cette auto-mythographie qu’est Ecce Homo. A sa suite, des écrivains
d’une grande renommée à savoir Valéry, Blanchot, Artaud, Bonnefoy trouveront
dans la littérature le plan d’une expérimentation immédiate de la pensée.
La
conception du langage
La littérature et la philosophie
ont pour tâche commune l’interprétation langagière d’un réel complexe et obscur
qui ne saurait se satisfaire non plus de la lecture explicative des faits que
propose la science. En fait, entre la religion et la science, une place
resterait toujours pour la philosophie et la littérature qu’elles seraient
amenées à se partager de gré ou de force. Cependant, l’écrivain et le
philosophe ont ceci de commun, comme le disait Deleuze, qu’ils sont, d’abord,
ceux qui accordent une place au silence pour tenter de définir ce qu’écrire et
parler veut dire.
En effet, l’époque contemporaine est
particulièrement très riche en rencontres entre philosophes et écrivains. A
l’instar de Nietzsche, les noms de Derrida, Deleuze, Foucault et Ricoeur
figurent parmi les philosophes qui écrivent parfois sur la littérature et le
font souvent dans une forme dont les prétentions esthétiques ne vont pas sans
attirer sur eux un flux de reproches faisant d’eux des penseurs de dérive littéraire.
Dans cette perspective, plusieurs questions s’imposent à nous, la plus légitime
est la suivante : Quelle conception du statut du langage
privilégier ? Instrumentaliste ou autoréférentielle ? Quel type de
langage retenir, littéraire ou philosophique ? La distinction barthésienne
entre écrivain et écrivant est dans ce sens incontournable.
La littérature regroupe ceux qui
font œuvre d’écrivains, pour qui le langage est une fin en lui-même, pour qui,
le sens que nous tentons d’atteindre par le langage ne nous est donné que dans
le langage. Pour l’écrivain, écrire est, d’abord, un travail sur les mots, une
réflexion esthétique sur le langage, comme objet d’étude privilégié où
l’association métaphorique des images l’emporte sur l’agencement conceptuel des
idées. Tandis que la philosophie rassemble « les écrivants » pour qui le
langage n’est qu’un instrument plus ou moins adéquat au service d’une pensée
confrontée à une réalité extérieure qui en constitue le critère de légitimité.
A juste titre, Heidegger accorde une
grande importance dans le questionnement ontologique au langage, qui le mène
vers une complicité exceptionnelle avec les poètes. La poésie devient chez lui
une façon d’accéder à la pensée. Pour lui, la poésie et la pensée s’entre-appartiennent
et vont ensemble. Au XXème siècle, caractérisé par les tendances
interdisciplinaires, l’approche progressive de la philosophie des
belles-lettres est de plus en plus tangible. Le potentiel philosophique investi
dans les œuvres littéraires devient source d’inspiration pour les philosophes.
Or, il est plusieurs manières d’aborder la
question des rapports entre philosophie et littérature. Les tendances générales
réduisait la philosophie à l’arrière-plan de la littérature et celle-ci à
l’illustration des idées philosophiques. Dumoulié, en affirmant que les
rapports qui lient la philosophie à la littérature relève de la littérature
générale et comparée, semble inscrire celle-ci dans un mouvement d’influence
réciproque : influences des philosophes sur les écrivains et vice versa.
C’est ainsi qu’il en parvient à
distinguer trois fonctions du philosophique dans le texte littéraire :
1-
En
premier lieu, le philosophique émerge dans le texte littéraire comme une
référence culturelle, qu’il s’agisse d’un concept, d’une allusion, voire du nom
d’un philosophe. Ainsi, par exemple, Dans le Dom Juan de Molière, Sganarelle
présente son maître comme un « pourceau d’Epicure »
2-
Selon
le degré d’irradiation du philosophique dans le texte littéraire, il aura la
fonction d’«un véritable opérateur formel ». Dans ce cas, la thèse
philosophique a une réelle fonction poétique, aussi bien de caractérisation des
personnages que de structuration du récit. Le philosophique, comme opérateur
formel, ce peut être aussi un thème qui travaille le texte littéraire et
détermine des motifs ou des problématiques, voire met en jeu la pratique de
l’écriture. C’est le cas du texte exupérien qui se présente souvent comme un
récit de faits agrémentés de commentaires très réfléchis.
3-
La
troisième fonction du philosophique, lorsque l’irradiation est telle qu’il
prend le pas sur le littéraire et transforme l’œuvre en « support d’un
message spéculatif », trouve son meilleur exemple dans le roman à thèses.
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