Qu’est-ce qui dépêche si précipitamment le voyage au bout du néant de ces plumes astrales qui auraient, grâce à leur virtuosité, changé la face du monde ? Nombre de têtes ingénieuses ont, en effet, épousé si tôt la veuve mais non sans laisser indélébile l’empreinte polychrome d’une œuvre abondante. Dans la lignée de Pascal, Rimbaud, Baudelaire s’inscrit un Camus décédé accidentellement à l’âge de quarante-sept ans, un Camus dont la vie et l’œuvre ont exercé sur les esprits un charisme apollinien d’une vive étincelle. De nos jours, moult philosophes et littérateurs reconnaissent leur dette envers « la pensée pragmatique et libertaire inventée par Albert Camus [qui] appartient désormais aux lecteurs. Eux seuls peuvent prolonger sa vie »[1]Lire Camus, c’est, d’abord et avant tout, penser par et dans sa tête. Pendant cet exercice intellectuel, une métempsycose s’opère. Pendant cet exercice, Camus germe en fleur immortelle au creux des âmes désireuses d’étancher leur soif d’absolu. Que dire d’un écrivain-homme dont l’œuvre, multidimensionnelle par essence, s’offre aux yeux du lecteur comme un puzzle inextricable ? 
        A l’écriture romanesque, Camus a toujours affirmé sa préférence pour le théâtre qu’il considère, d’ailleurs, comme étant « le plus haut des genres littéraires et en tout cas le plus universel »[2]Serait-ce un hasard que la chandelle de la carrière artistique de Camus ait brûlé du feu prométhéen de l’art dramatique et qu’elle se soit sustentée, au terme de sa vie, par le souffle démiurgique de son génie d’adapteur au théâtre de chefs-d’œuvre monumentaux ? De Révolte dans les Asturies à la recréation sur scène de Les possédés de Fédor Dostoïevski, une  passion fervente pour le théâtre n’a jamais cessé de croître comme un laurier duquel Camus récoltera les plus belles sèves. Classées dans le « Cycle de l’absurde », Caligula et le Malentendu se présentent, à l’œil nu du lecteur, comme deux pièces dont l’originalité et la singularité sont auréolées par une théâtralisation de l’absurdité de la condition humaine. Ainsi, la forme dramatique dans laquelle sont orchestrés les thèmes chers à l’auteur du Mythe de Sisyphe reste, cependant, sujette à une controverse, eu égard à sa participation de plusieurs genres.
        La prise de conscience de l’irrationalité du monde, la négation de toute croyance en un salut de l’homme dans l’au-delà, la foi en l’humanité et la révolte permettant à l’être de conquérir sa liberté sont des thèmes qui trouvent leur écho le plus vibrant dans le théâtre de Camus. Alors que Caligula fait une interférence historique à La Vie des Douze Césars de l’historiographe latin SuétoneLe Malentendu s’inspire d’un fait-divers qui -comme nous l’apprenons des dernières pages de l’Etranger- aurait eu lieu probablement en Tchécoslovaquie. Or, dans les deux cas, Camus manie, avec une grande perspicacité, les ressources dramatiques afin de faire de la matière primitive de son œuvre la démonstration même de l’absurde. Ainsi, l’usage qu’il fait de la théâtralité obéit, bel et bien, à un processus très alambiqué où l’hétéronormativité est bafouée au profit d’une hybridité plus ou moins latente.
        Certes, le théâtre de Camus tend à asseoir sur le même banc classicisme et modernité, mais, ce serait une aberration que de parler du respect des règles dramatiques au XXème siècle. Néanmoins, il s’avère primordial de voir en quoi les deux pièces précitées prêtent-elles autant à l’héritage ancestral qu’à l’esprit nouveau. Sur le plan générique, les deux pièces s’apparentent à plusieurs genres. Si, comme Pierre Brunel l’a si bien démontré, Caligula s’affilie au drame, c’est que l’action du protagoniste se présente comme volitive. En d’autres termes, l’action menée par Caligula se résume à « cette volonté mise à exécution et ayant conscience de son origine ainsi que du résultat final »[3]. D’emblée, le mouvement général de la pièce s’articule autour d’une action catalysée par les décisions de l’empereur. Dans ce sens, le verbe « décider » ainsi que ses dérivés reviennent à plusieurs occasions, surtout au moment où Caligula s’apprête à infliger à ses sujets des peines irréversibles. Il en est ainsi de l’acte premier où fourmillent des formules illustratives de cette idée. Force est de constater à cet égard que toutes les sentences décrétées par l’empereur sont, sur l’échelle logique, corollaires à celle énoncée à la fin de la scène VIII :
                « J'ai décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. »   (Caligula, P. 35)   
        Il s’ensuit de là que si Camus a procédé d’une telle manière, c’est qu’il s’applique, à plus forte raison, à insinuer que les actions administrées par Caius  sont déclenchées par sa prise de conscience lucide de l’incohérence du monde. C’est ainsi que s’impose, à son sens, la nécessité de pousser à bout la volonté du personnage de « changer l’ordre des choses ». Ajoutons, par ailleurs, que, si pour parler de drame, il est nécessaire que l’action ménage une évolution en fonction d’un schéma dynamique [4] pour reprendre la formule de Bergson, le mouvement général de la pièce s’avère, toutefois, d’autant plus insensible qu’il paraît que tout avance en fonction d’une tension tragique qui se désamortit au fur et à mesure que la trame se développe pour déboucher, en dernière instance,  sur l’éventuel dénouement final. Or, l’inanité des actions entreprises par l’empereur, qui trouve sa résonnance dans le jeu calembouresque sur lequel se lève le rideau, laisse entendre que le schéma dramatique tend vers Rien, compte tenu du constat que, durant trois ans, Caligula se complaît volontiers à administrer à ses sujets des inflictions qui n’ont, à vrai dire, rien de titanesque, attendu qu’elles ne représentent, en vérité, qu’une sorte de radotage à la lettre d’actes attribués à la divinité: la mort, la famine, le fléau. Tel est l’alibi qu’il se forge pour se justifier devant ceux qui l’accusent de vouloir se passer pour un dieu :
                               « Il n’y a qu’une manière de s’égaler aux dieux : il suffit d’être aussi cruel qu’eux »  (Caligula, P. 94)    
        Certes, le schéma dynamique qui structure la pièce est source de confusion, mais, à y regarder de plus près, nous verrons que la « collision dramatique» entre l’actant-sujet et les actants-opposants tend beaucoup plus à catégoriser la pièce dans le paradigme de la tragédie. Dans cette optique, la distinction instaurée par Camus entre les deux concepts se révèle d’autant plus rudimentaire que nous jugeons qu’elle est en droit de cité:  
            « Les forces qui s’affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame ou le drame, au contraire, l’une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambigüe, le drame simpliste […] La formule du drame serait en somme : un seul est juste et justifiable, et la formule tragique par excellence : tous sont justifiables, personne n’est juste. »[5]
Caligula est à la fois juste et injuste, masochiste et sadique, coupable et innocent, d’où la compassion que ressentent pour lui les spectateurs en dépit de sa cruauté. Il en est ainsi des conjurés qui ne sont ni totalement bons, ni totalement mauvais. Leur affrontement semble avoir quelque chose de poignant dans la mesure où les deux puissances antagonistes sont couvertes chacune des doubles masques du bien et du mal, pour reprendre la formule de Camus lui-même. Certes, la pièce, mises à part ses tergiversations dramatiques, ne flaire aucunement la force tragique d’un Racine ou d’un Shakespeare, mais, tout au moins, est-elle de toutes les pièces modernes celle qui met le plus savamment en branle les canons de la tragédie tels qu’ils sont façonnés par Nietzsche, en ce qu’elle incarne, d’abord, le « culte dionysien du vouloir vivre et de la liberté, passion d’être, portée jusqu’à l’obsession par la découverte du mal [et] en regard, le respect apollinien de la mesure »[6]             
        A cette obsession caïnite, dont les séquelles conféreront aussitôt à la pièce une vocation métaphysique, correspond la dimension tragique qui ne fait que donner plus d’envergure à l’insoluble dilemme culpabilité-innocence. Nous avons beau tenter de faire de Caligula l’homologue de Néron, en ce qu’ils incarnent tous les deux la tyrannie du pouvoir obsolète, mais, alors que la vigueur tragique qui s’estampe dans le cœur du public au spectacle de Britannicus a trait à l’aveuglement de la passion et aux envolées émotionnelles, le tragique dans Caligula, en revanche, a trait à l’existence perçue avec acuité dans sa nullité absolue. Si, chez Racine, le tragique est axé sur la grandeur de l’action mise en scène, chez Camus, au contraire, le tragique se vautre dans la banalité d’une vie où le meurtre est désormais vidé de toute sa massivité, ainsi que nous le lisons dans les premières pages de l’Homme révolté 
                                  « Le sentiment de l’absurde, quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre au moins indifférent et, par conséquent, possible »[7].
        Si Caligula tue avec sang-froid, c’est qu’il ne croit plus à rien. Par conséquent, à ses yeux, rien n’a plus de valeur, y compris l’homicide. La mort est là qui guette les hommes, à la fois circonspecte et menaçante, elle n’épargne ni les bons ni les mauvais, mieux vaut en finir tôt. Il en va de même dans le Malentendu où le meurtre se dévoile comme ordinaire. La mère ne cesse, en effet, de répéter à sa fille qu’elle est lasse de ce rabâchage des mêmes actes et des mêmes paroles, consciente que le crime est devenu d’ores et déjà de l’ordre de l’habitude. A la banalité des actes répond la tonalité macabre de la pièce, teintée d’un humour noir, où le jeu des mots et le comique de situation ne font qu’accentuer encore plus fortement l’absurdité tragique d’une existence qui s’infiltre dans le néant. D’ailleurs, le spectateur, qui est dans le bain grâce au titre, est le mieux placé à sentir la portée lugubre des paroles à double entente  proférées par les deux hôtesses et que Jan interprète littéralement. C’est ce qui fait dire à Domenach que « La seule pièce réellement tragique de Camus, c’est Le Malentendu : ici la fatalité est bien plus près de renaître de l’absurde »[8]
        Dans Le Malentendu, nous sommes bien loin du tragique de la grandeur héroïque. Certes, Les personnages, issus et enfoncés dans la banalité du quotidien, n’ont rien d’exorbitant qui puisse passer pour un pêché à expier par la mort, mais, ils sont en proie de leur simple désir du bonheur. Le tragique ressurgit, dans ce cas, de ce détournement de situation où l’intention de faire le bien est récompensée par le mal. De même, le langage, comme un glaive, se retourne contre les personnages et les rend tous aussi insignifiants les uns que les autres en les nivelant par leur incapacité de construire un discours qui fait sens. C’est ainsi que la convoitise de Martha, l’aveuglement de la mère et l’inclination de Jan aux jeux du hasard, se liguent aux puissances invisibles de la fatalité pour fourrer dans le guêpier les trois personnages l’un après l’autre. C’est grâce à ces mécanismes que Camus parvient finalement à « retrouv[er] les sources vraies du tragique, celles où s’abreuvaient les tragiques grecs et dont Nietzsche avait indiqué l’emplacement, et où l’auteur du malentendu désirait nous faire boire.»[9]
        En somme, dans Caligula comme dans Le Malentendu, Camus tente d’explorer un nouvel horizon du tragique, non dans l’océan des passions démesurées où sont souvent submergés les personnages des tragédies classiques, mais plutôt dans la sisypherie de la vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus incongru. C’est avec Camus que le farcesque, le dramatique et le tragique se trouvent réconciliés dans l’intersection d’une tragédie qui se dit moderne, à seul dessein de montrer à quel point la condition humaine est absurde, à la fois risible et déplorable. Le théâtre lui-même qui, contrairement à la poésie et au roman, est le seul terrain permettant de mettre le doigt sur les lésions de l’âme humaine, représente pour Camus l’agora favorable pour renouer le lien avec la réalité profonde autant charnelle que spirituelle, par le double jeu verbal et non-verbal.



[1] Onfray Michel, L’Ordre libertaire, la vie philosophique d’Albert Camus, Paris, Flammarion, 2012, P. 591
[2] Camus, « Gros-plan » télévisé, 1959, Théâtre in Ed. De la Pléiade, Paris, Gallimard, P. 1721
[3] Hegel F., Esthétique, textes choisis par Claude Khodoss, Paris, PUF, 1958, P. 136  
[4] Cité par Henri Gouhier, in L’œuvre théâtrale, Paris, Flammarion, 1958, P. 72
[5] Camus Albert, Conférence prononcée à Athènes sur l’avenir de la tragédie, in Théâtre,   Récits, Nouvelles, Ed. Roger Quilliot, Gallimard, Col. La pléiade, 1962, P. 1705   
[6] Quilliot Roger, ibid., P. 63
[7] Camus, Op.cit., P. 17 
[8] Domenach J-M., Op.cit., P. 222
[9] Lemarchand Jacques, Le Malentendu d’Albert Camus au théâtre Gramont, in Le Figaro littéraire, 1964, P. 18         

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