« Le livre n’est pas image du monde, suivant une croyance
enracinée. Il fait rhizome avec le monde, il y a évolution aparallèle du
livre et du monde, le livre assure la déterritorialisation du monde, mais le
monde opère une reterritorialisation du livre, qui se déterritorialise à son
tour en lui-même dans le monde. […] Ecrire, faire rhizome, accroître son
territoire par déterritorialisation, étendre la ligne de fuite jusqu’au point
où elle couvre tout le plan de consistance en une machine abstraite.»
Guattari et Deleuze, Mille
Plateaux, P.18-19
Qu'est-ce que la littérature ?
Qu’est-ce que la littérature ? De quel
prix Sartre a-t-il dû s’acquitter pour avoir eu l’audace de s’interroger sur
l’essence de ce qui est vasculaire et évanescent ? En se hasardant à soulever
cette question, l’auteur de l’être et le Néant n’a-t-il pas, à vrai
dire, sacrifié et condamné, du même geste, aux autodafés toute sa philosophie
existentialiste ? Et si la littérature se dérobe sans mot dire à tout
questionnement ontologique du type ? Et si elle était du genre récalcitrant
à s’acharner contre quiconque ose la dénuder ? Et si la logique du
« Qu’est-ce que ? » n’est pas à même de côtoyer la littérature qui
ne ploie l’échine devant aucune logique ? Et si le « est »
du « Qu’est-ce que ?» ne cèle derrière son sens d’emblée simple qu’une
énorme embûche dressée pour fourrer la littérature dans le guêpier de ce qui
est de l’ordre du rationnel ou existentiel? Et si la résolution de cette énigme
présuppose que la littérature reconnaisse pleinement dans ce qui fait son non-être
un être-ici et un être-maintenant ? Et si l’instinct logistique du langage
dont les poètes se jouent témérairement n’est pas en mesure d’éclore de sa propre
coquille pour projeter, le moment d’une épiphanie, la lumière sur sa propre vie
littéraire ? Ce qui est incontestable, c’est que, inévitablement, au
« qu’est-ce que la littérature ? » répond en écho le
« qu’est-ce que le langage ?». Immanquablement, le questionnement sur
toute ontologie du langage ou de la littérature porte dans son giron quelque
chose de calembouresque, de battologique, de pléonastique même.
Partant, tenter de répondre ad rem à toutes
ces questions, ce serait se vautrer dans l’examen de ce qui, s’arrogeant le
seul droit d’interroger tout ce qu’il croise au passage, échappe à la pesanteur
du catégorique, du péremptoire, du thème-et-prédicat, du Oui-ou-Non, du true-or-false,
du Ceci-ou-Cela. Or, quoiqu’elle soit d’emblée allergique à toute taxinomie, la
littérature s’abrite, néanmoins, sous le même havre que la peinture, la musique
ou encore la sculpture avec lesquelles elle partage l’attribut d’un art à part
entière. En effet, qui dit art dit, d’abord et avant tout, créativité. La
créativité implique l’existence libre d’un sujet et d’un arsenal de moyens sous
ses auspices. Certes, le littérateur en a les siens propres, comme le peintre
les couleurs et les formes, le musicien les notes et les cadences. Mais le
langage ne s’offre pas à l’écrivain sous l’aspect trop simplifié d’un
instrument au service d’une fin qui le dépasse largement. La vie littéraire du
langage est irréductible à une conception instrumentaliste, sans quoi, la
littérature passerait pour une discipline qui se sert de l’expression
langagière à seul dessein de véhiculer des idées, comme le faisait jadis la
philosophie classique.
En effet, dire, comme le sous-entendait
Edward Sapir en sa qualité de bon linguiste, qu’il y a lieu de parler de
littérature, à chaque fois que « cette
représentation [symbolique de notre pensée, qu’est le langage] prend une forme
plus finement expressive que de coutume »[1],
n’est-ce pas reléguer la littérature à une région-annexe du langage qui
occuperait par rapport à l’expression langagière coutumière le siège de l’exilée
sur son propre territoire ? Y a-t-il littérature à chaque fois où l’expression patine
hors des rails normatifs qui lui ont été fixés préalablement ? Ou,
autrement dit, tout ce qui se soustrait au joug du langage ordinaire n’est pas
de droit de cité dans le domaine du littéraire ? A voir clair dans
l’intelligibilité de ses interrogations rhétoriques, il s’avère qu’elles puisent
leur légitimité dans une opposition d’obédience manichéiste par excellence.
C’est comme si la littérature avait été pourchassée du paradis, bâtarde, condamnée
pour l’éternité à errer sur une terre d’exil, culpabilisée (depuis la cité
idéale de Platon )et repoussée pour avoir été, depuis toujours, « un objet de scandale »[2]. En ceci, la littérature, alliant Abel et Caïn, semble avoir
quelque chose d’adamantin en elle. En un mot, -pour pasticher Bergson-, la
littérature est le propre de l’Homme.
D’ailleurs, cette scandalisation de la
littérature s’enracine, en fait, dans les artifices, les subterfuges et les repoussoirs
(la philosophie platonicienne, la théologie au moyen-âge chrétien, l’éthique au
XVIIème siècle français) auxquels l’anti-littérature recourait pour rembarrer,
admonester et, enfin, sonner le glas de la littérature. La preuve en est que, à
travers l’Histoire, dans les débats entre les disciplines, « la littérature sert de cible idéale, de souffre-douleur, de
repoussoir – de tremplin. »[3]. Or,
à vouloir tracer une ligne de démarcation entre les deux champs, le langage se
dresse comme obstacle casuistique et infranchissable. Bien entendu, comme le
souligne William Marx, dès lors que nous nous efforçons de marquer les
frontières entre les deux, «la
confusion règne » du seul fait
que « le discours antilittéraire
partage avec la littérature un même médium, le langage, et il s’ensuit une
lutte fratricide pour l’occupation du territoire et son marquage symbolique,
toujours à renouveler.»[4]. La littérature est donc en
interminable contentieux avec les discours qui lui font grief, sur lesquels
elle se greffe et sans lesquels pourtant, aussitôt née, elle se serait suicidée
sur-le-champ. La littérature ne vaudrait rien, sans l’alittérature avec
laquelle elle se dispute le trône du langage comme les frères d’Antigone se
disputaient la royauté. La littérature est tragique en ce sens qu’elle est,
d’abord et avant tout, une lutte, fratricide certes, mais lutte tout de même. Aux
yeux du littérateur comme aux yeux du héros tragique, seule cette lutte est
valeureuse.
En somme, -pour pasticher Umberto Eco-,
le prix à payer pour avoir la littérature d’un côté, c’est d’avoir l’anti-littérature
de l’autre côté.[5]
Il en résulte que la conception du langage s’en trouve incessamment reforgée
dans ce va-et-vient inlassable, dans ce tiraillement perpétuel, dans cette
oscillation indécise sur la lisière des deux sphères qui se confondent
pourtant, s’embrouillardent et s’enchevêtrent l’une sur l’autre. Chose qui
donne naissance à tout un éventail de nuances duelles au nom desquelles le
langage se déplie et se replie en deux revers insécables. Antoine Compagnon fut,
à cet égard, très sensible à ces poncifs engrangés par les formalistes,
lesquels s’ingéniaient à repenser la vie du langage dans les œuvres littéraires
à l’aune de critères formels binaires. C’est ainsi qu’à titre d’exemple, Romain
Jakobson, en parvient, sous la houlette du formalisme russe dans lequel il
trouvait un bon vent pour ses voiles, à définir la littérature comme art du
langage, faisant allusion, pour ainsi dire, à la fonction poétique
du langage, laquelle fonction serait, au détriment des cinq autres fonctions, la
plus opératoire et la plus omniprésente dans le discours littéraire. Il s’en dégage
toute une gamme de différenciations qui déclinent et mettent à découvert la
définition formaliste de la littérature comme forme esthétique du langage,
à savoir que :
« Par
opposition au langage ordinaire, qui est utilitaire et instrumental, la
littérature trouve, dit-on, sa fin en elle-même […] Le langage
ordinaire est plus dénotatif, le langage littéraire est plus connotatif
(ambigu, expressif, perlocutoire, autoréférentiel) […] L’usage
ordinaire du langage est référentiel et pragmatique, l’usage littéraire du
langage est imaginaire et esthétique. La littérature exploite les propriétés du
médium linguistique sans but pratique. […] Le langage littéraire est
motivé (et non arbitraire), autotélique (et non linéaire), autoréférentiel (et
non utilitaire).»[6]
Ainsi conçue,
la littérature serait ce qui, faisant un usage extra-ordinaire, esthétique et
poétique du langage, s’autoféconde, s’autoalimente et se replie sur soi, sans
intention extrinsèque aucune, conception qui ne va pas sans rappeler la fameuse
devise parnassienne de l’art pour l’art.
Chemin
faisant, à suivre, d’amont en aval, le cours de ce raisonnement, la littérature
se révélerait telle une activité ludique comme pourrait le penser les épigones
de Wittgenstein à la lumière de ce qu’il appelait les « jeux de langage»[7],
ou encore comme une pratique poético-heuristique comme le voulait Valéry qui
l’avait définie, à maintes reprises, comme une exploration des «possibles
du langage. », ou encore comme l’accomplissement dans le langage
poétique d’une expérience propre comme le croyait un Mallarmé. D’ailleurs, c’est en opposant, nommer et suggérer, que
Mallarmé récuse un art évocatoire qui présente les objets à nu comme de l’encre
sur du papier, au profit d’un art incantatoire, qui est la véritable
littérature. En fait, dans l’Histoire de la littérature, l’œuvre poétique de Mallarmé constitue un
véritable déclic par lequel la génération future, celle de Pierre Jean-Jouve,
Yves Bonnefoy et René char, va prendre conscience de ses propres aspirations,
par ceci même qu’elle augure, à certains signes, que l’avenir est pour une
poésie du signifiant tout aussi bien que du signifié. A juste titre, Umberto
Eco a eu beau jeu de montrer que Mallarmé opte pour une régionalisation de
l’activité poétique au sein du langage conçu comme ensemble à parties
multiples :
« Avec une
brutalité singulière, Mallarmé a divisé les régions. D’un côté, la parole
utile, instrument et moyen, langage de l’action, du travail, de la logique et
du savoir, langage qui transmet immédiatement et qui, comme tout bon outil,
disparait dans la régularité de l’usage. De l’autre, la parole du poème et de
la littérature, où parler n’est plus un moyen transitoire, subordonné et usuel,
mais cherche à s’accomplir dans une expérience propre. »[8]
Il suffit de feuilleter la préface d’Un
Coup de dés pour se rendre compte que sa poétique témoigne, à plusieurs égards,
d’une pensée du signe qui privilégie la totalité et la simultanéité construites
à partir de l’épars, au détriment d’une stricte logique linéaire. Cette logique
linéaire serait le propre de la parole ordinaire qui est mue par une intention
communicative ou épistémologique, alors que la littérature constitue, de prime
abord, un travail dans et sur le langage.
En gros, là où le langage devient la
matière première du travail de l’individu, là où l’expérience linguistique
s’oriente, d’ores et déjà, vers l’exercice gymnastique des propriétés
syntaxiques, prosodiques et sémantiques du langage, là où l’individu-écrivant
s’attèle à monter et à démonter avec la plume, comme avec un tournevis, cette
mécanique complexe qu’est la langue, là où la dénotation ne peut résister
devant le pouvoir magnétique de la connotation, là où le raisonnement logique s’éborgne
devant le défilé analogique des images, là où l’emphase du style académique s’étiole
devant la fluidité des envolées lyriques, là où la cogitation s’essouffle et cède
le pas à la puissance génératrice des tropes et des métaphores, bref, là «où la vie du langage est très intense […] où les mots
s’accouplent, jouissent, s’enivrent des connotations qu’ils invoquent et
évoquent, où éclosent les métaphores, où les analogies prennent leur envol, où
les phrases secouent leurs chaînes grammaticales et s’ébrouent en liberté.»[9], nous sommes,
bel et bien, dans l’aire où niche la poésie, en deux mots, au cœur du champ littéraire
pour reprendre une notion très chère à Bourdieu, bref, au beau milieu de ce que
Maurice Blanchot appellerait l’espace littéraire.
Ceci dit, cette idée ne prête-elle
pas vraiment à confusion du seul fait qu’elle ne tient pas compte des contacts synaptiques
en vertu desquels la philosophie effleure la littérature ? Qu’en est-il du
style littéraire de la philosophie présocratique et post-nietzschéenne? A dire vrai,
dans l’Histoire de la pensée occidentale, et plus précisément, avec l’ébullition
du Nietzschéisme qui a renoué avec la pensée d’Héraclite, la philosophie, sous
l’égide de l’auteur du Gai Savoir, sensible plus que jamais aux bornes
du langage conceptuel, s’en tiendra à usurper sur l’horizon de la littérature, préférant
à la rigueur socratique l’acuité du style métaphorique qui coule ) pic dans la
forme des symboles et des aphorismes. C’est comme si « la découverte
de la métaphore avait mis le feu à la pensée abstraite, désintéressée.»[10]. Chez Nietzsche, l’association métaphorique des images l’emporte sur
l’agencement conceptuel des idées. Nombreux sont ceux qui l’ont reconnu après lui,
chacun à sa manière : « Dans toute philosophie, concédait
Sartre, il y a «une prose littéraire cachée». La pensée philosophique ne peut
se réaliser que « métaphoriquement », enseignait Althusser […] «Toute pensée commence par un poème », enseignait
Alain dans son commerce avec Valéry.»[11].
C’est ainsi que l’abîme qui se creusait jadis entre les deux champs
se rétrécit, donnant, par voie de conséquence, lieu à un phénomène d’entre-chevauchement
où l’une empiète sur le domaine de l’autre. En ce sens, la distinction
barthésienne entre écrivain et écrivant est incontournable. A en
croire le sémiologue français, alors que la philosophie abrite « les écrivants
» pour qui le langage n’est qu’un instrument plus ou moins adéquat au service
d’une pensée confrontée à une réalité extérieure qui en constitue le critère de
légitimité, la littérature renferme les écrivains, pour qui, le sens que
nous tentons d’atteindre par le langage ne nous est donné que dans et par le
langage, «est écrivain, disait
Barthes, celui pour qui le langage fait problème, qui en éprouve la profondeur,
non l’instrumentalité ou la beauté»[12].
Tout le mérite de
la thèse barthésienne réside en ceci même qu’ayant fait d’une pierre deux
coups, elle rebute et la conception instrumentaliste du langage en littérature
et sa conception esthétique, pour mettre l’accent sur son caractère
problématique aux yeux de l’écrivain. En effet, soutenir l’idée qu’en
littérature, tout se joue autour de la littérarité, ce n’est pas lui dénier la
diversité des biens qu’elle procure et le peu des maux qu’elle provoque, tant
il est vrai que -comme l’affirmait Compagnon- du moment qu’elle est promue par toute
une panoplie de motivations, « la
littérature est dès lors plurielle, irréductible à une intention »[13]. Pour l’écrivain, écrire est,
d’abord, une activité méta- et intralinguistique, un travail sur
les mots, une plongée dans les profondeurs du langage, où celui-ci sort de
lui-même pour tenter de jeter un coup d’œil synoptique, d’embrasser d’une vue
panoramique ses faiblesses, mais aussi ses prouesses. C’est ainsi qu’à partir
du moment où un écrivain immerge la plume dans son encrier, l’acte d’écrire
s’érige en quête d’un langage toujours fuyant et toujours à conquérir. Au lieu
de partir des choses ou des signes qui les remplacent dans son psychisme,
l’écrivain « ne
plonge que dans [sa] mythologie personnelle et secrète […], dans cette
hypophysique de la parole où se forme le premier couple des mots et des
choses.»[14].
C’est comme si les mots jaillissaient d’eux-mêmes dans l’esprit
bien avant qu’y naissent les objets auxquels ils renvoient d’ordinaire, comme
si pour l’écrivain rien n’existait en dehors du langage. Dans cette course, dans
ce chassé-croisé, dans cette bousculade, ce sont les mots qui prennent le
relais sur les choses.
Dans le visible
et l’invisible, Merleau-Ponty soutient ouvertement la même thèse, à tel
point qu’il en va même jusqu’à suggérer que dans l’expérience littéraire du
monde, les choses se donnent d’elles-mêmes dans le langage. A sa suite, Sartre,
bien qu’il ait salué dans le parti-pris des choses de Francis Ponge, le
premier effort instigateur d’un poète « phénoménologue » vers
la réhabilitation de la poésie comme expérience visant à excéder le pouvoir
ordinaire du mot pour tenter d’aller au-delà, vers les choses dont ils sont les
signes, il reconnût, néanmoins, lui qui a réussi, en véritable virtuose, à apparier
littérature et philosophie, que dans l’expérience littéraire, les mots s’offrent
à la portée du poète comme étant eux-mêmes des choses :
« Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers
[…]Au lieu de connaître d’abord les choses par leur nom, il semble qu’il ait
d’abord un contact silencieux avec elles, puis, que, se retournant, vers cette
autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant,
les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités
particulières avec la terre, le ciel et l’eau et toutes les choses crées. […]
Comme il est déjà dehors, au lieu que les mots lui soient des indicateurs qui
le jettent hors de lui, au milieu des choses, il les considère comme un piège
pour attraper une réalité fuyante ; bref, le langage, tout entier, est
pour lui, le Miroir du monde.»[15]
Derrida, lui aussi en sa qualité de philosophe, avait déjà
pressenti à quel point les mots sont donjuanesques en ce sens que, capables de
prendre toute sorte de déguisement, ils séduisent sans se lasser. Ce qui
caractérise le rapport de l’écrivain avec les mots, c’est une relation, en
quelque sorte, charnelle, érotique, et donc, sadomasochiste aussi, puisque,
dans leurs ébats, pour obéir à leurs pulsions et, à seul dessein de se faire
jouir, de se procurer et de procurer au lecteur du « plaisir »,
pour reprendre une notion chère à Barthes, le littérateur et la langue font
subir l’un à l’autre toute sorte de violences, allant des rites d’inspiration
où le premier s’évertue à faire la cour à la seconde, vers le désir de transgression
de toute norme imposée par les règles du système socio-linguistique,
en passant par l’abstinence des mots à s’incliner devant les besoins et désirs vicieux
de l’écrivain. Dans leurs jeux, le poète remue et secoue le langage pour le
débarrasser des significations dont il fut chargé, et le langage, à son tour, lui
tend la perche pour lui permettre de saisir cette réalité éphémère à la
poursuite de laquelle il se démène sans scrupules.
Miroir du monde, en littérature, le
langage est, non pas, une reproduction littérale, un décalque servile, un
reflet fidèle du monde, bien au contraire, il est constructif d’un nouveau
monde, producteur d’une autre réalité, réalité mimétique, spéculaire,
imagée, diamétrale certes, mais réalité tout de même, réalité possible à
ne pas mettre de côté, à ne pas comprendre dans le sens d’une référentialité au
monde sensible, mais Réalité plus réelle que la réalité dans sa
profondeur et son envergure, réalité multidimensionnelle et non unilatérale,
réalité transcendantale, susceptible de frayer le chemin au poète vers le monde
métaphysique. En ce sens, il s’avère qu’en littérature, le langage sacrifie sa
fonction de signification, inhérente à sa nature, au nom de la fonction de
représentation qu’il mobilise fortement. Cela explique, à beaucoup d’égards,
pourquoi les penseurs du XXème siècle ont banni la notion de
signification du domaine littéraire au profit de la signifiance, notion
sémiotique par excellence. Foucault, entre autre, a eu beau jeu de souligner, à
juste titre, que « la
littérature apparaît comme ce qui doit être pensé ; mais aussi bien, et
pour la même raison, comme ce qui ne pourra en aucun cas être pensé à partir
d’une théorie de la signification.[16]».
Dès lors, la littérature devient impensable dans le cadre d’une
linguistique, normative ou descriptive soit-elle, parce qu’elle renverse sens
dessus-dessous le rapport du signe à la chose, parce qu’elle bouleverse de fond
en comble la relation du signifiant au signifié.
C’est-à-dire que, dans une théorie
de la signification, la littérature représente, en quelque sorte, la bête noire
que redoute tout linguiste, lequel y trouve, à première vue, une démonstration à
ses théorèmes, mais qui, aussitôt sa théorie formulée, et avant même qu’il ait
remis ses lunettes dans leur trousse, il se heurte à de nouveaux phénomènes du
langage que la littérature dans son travail de faucheuse, lui apporte au hasard
d’une découverte ou d’une sérendipité. Si, au contact de la littérature, la
linguistique est amenée à chaque fois à revisiter ses démonstrations théoriques,
c’est parce que la littérature est une entreprise insatiable et à jamais
achevée, une activité sans cesse en mouvance et en devenir, un vaste
laboratoire des possibles du langage. Ce n’est pas sans nuance que Merleau-Ponty
comparait le livre à une « machine
infernale, [un] appareil à créer des significations.»[17]. C’est dire que la fonction du
langage en littérature consiste à tisser de nouveaux rapports entre les signes
et leurs signifiants. Il en résulte que même lorsque l’encre de l’auteur tarit,
même lorsque cette mécanique s’arrête, le lecteur intervient pour la remettre
en branle, pour lui redonner le souffle, pour l’enrichir d’autres
significations. La vertu des œuvres littéraires est faite de portes
entrebâillées, dans la mesure où celles-ci « nous
invitent à la liberté de l’interprétation, parce qu’elles nous proposent un
discours à niveaux de lecture multiples et nous placent face à l’ambiguïté et
du langage et de la vie.»[18]
En littérature, le sens n’est pas
une donnée de l’auteur, parce que, c’est dans le mouvement de l’écriture, que
les significations surgissent sur la page blanche. C’est pourquoi, a fortiori,
« l’écriture ne sera jamais la simple « peinture de la voix »
(Voltaire). » parce qu’elle «crée le sens en le consignant, en le confiant à une gravure, à un
sillon, à un relief, à une surface que l'on veut transmissible à l'infini.»[19]. En, d’autres termes, l’écrivain est tout aussi proche du peintre
que du sculpteur, il représente un trait d’union entre le musicien et le
philosophe, à la fois ingénieur du langage et ingénieur de l’espace. En termes
plus éloquents, «écrire n’a
rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des
contrées à venir » [20].
L’écriture, ce n’est pas de la simple graphie, c’est aussi et
surtout, de la géographie, au sens où elle dessine un nouveau monde possible
sur l’espace blanc de la page. Sur cet espace, le sens prend un aspect phénoménal
dans la mesure où il ne peut être retranché de la forme avec laquelle il fait
corps et sans laquelle il ne sera qu’une peinture de la voix.
[1] George Mounin, Op.cit., P.95
[2] William Marx,
La Haine de La littérature, Ed. de Minuit, 2015, P.6
[3] Ibid.,
P. 8
[4] Ibid.
[5] Cette
expression, nous l’avons calquée sur une phrase prononcée par Umberto Eco lors
d’une interview en 2003 : « Le prix à payer pour avoir Einstein d’un
côté, c’est d’avoir un imbécile de l’autre côté. »
[6] Antoine
Compagnon, Le Démon de La théorie, Ed. du Seuil, 1998, P.P. 33-35 (version
électronique)
[7] «Wittgenstein
appelle «jeu de langage» «l'ensemble formé par le langage et les activités
avec lesquelles il est entrelacé » [RP, § 7]» (cf. Rola
Younes, Introduction à Wittgenstein, Edition La Découverte, 2016, P.69)
[8] Umberto Eco,
De la littérature, Ed. Grasset, trad. fr.
(2003), P.130 (version numérique)
[9] Edgar Morin, Op.cit., P. 36
[11] George Steiner, Ibid., P.P.7-9 (Préface)
[12] Roland
Barthes, Critique et Vérité, Ed. du Seuil, 1966, P. 46
[13] Antoine
Compagnon, Op.cit., P.56
[14] Roland
Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Ed. du Seuil, 1972, P.12
[15] Jean-Paul
Sartre, Op.cit., P.20
[16] Michel Foucault, Op.cit., P.59
[17]Maurice Merleau-Ponty, Op.cit., P.31
[18] Umberto Eco, Op.cit., P.8
[19] Jacques
Derrida, l’écriture et la différence, P. 24
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire