Ce serait une aberration que de chercher à cerner
un concept aussi encombré d'acceptions dans quelques pages modiques? Nous en
sommes totalement conscients et nous estimons qu'il ne serait quand même
nullement inutile de nous pencher sur l'étude de cette notion d'un angle de vue
philosophique, voire littéraire. Couramment, est dit « absurde » ce
qui n'a pas de sens, d'où l’acception que lui confère le Robert, par laquelle
est considéré absurde « ce qui est contraire à la raison, au
bon sens, à la logique »[1]. Partant, l'épithète «absurde» serait
l'équivalent de «déraisonnable, aberrant, insensé». Remarquons toutefois que la
définition que nous fournissons de l'adjectif «absurde» est plus ou moins claire,
ce qui n'est pas tout-à-fait le cas pour le substantif qui en dérive. Autrement
dit, l'absurde est ambigu en tant que concept, de sorte que nous pouvons dire
expressément que l'absurde est absurde.
En littérature, il s'agit bel et bien du
sentiment de répulsion que ressente l'individu confronté à la déraison du
monde. Certes, les héros que les tragédies antiques mettent en scène éprouvent
une certaine angoisse métaphysique à l'égard de l'existence, mais l'expression
de ce mal-être reste souvent attachée
à l'affect. Avec Platon, les prémices de cette question épineuse commencent à
jaillir profondément du fait que l'intelligence humaine tend peu à peu à
dépasser les données du monde sensible et à s'interroger sur le comment et le
pourquoi de toute chose. Plus tard, cette même problématique désemparera nombre
de penseurs, entre autres Blaise Pascal, qui s'attachera dans ses Pensées à
montrer que l'homme vit à califourchon entre deux confins : la misère et
la grandeur. L'homme, « Jeté dans un coin de l'univers » est, de ce fait, astreint à vivre dans « la
situation de quelqu'un qui se réveillerait sur une île déserte, sans savoir ni
où il est, ni comment il y est arrivé, ni pourquoi il s'y trouve »[2]. L'être humain est, dès lors, plongé vivement
dans une sorte de douleur spirituelle, dans une inquiétude existentielle, bref,
dans un sentiment d'inadéquation à soi et de disproportion vis-à-vis du monde,
très proche de ce que chateaubriand avait dénommé dans Le Génie du
christianisme le mal du siècle et
qu'il explique en des termes à résonnance lyrique: « On habite avec un cœur plein dans un
monde vide, et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout »[3].
Somme toute, L'absurde est un sentiment de
mal ontologique qui découle d'un jeu cogitatif entre le moi et le monde, l'âme
et l'esprit, l'essence et l'apparence. Ce malaise devint sujet de réflexion
pour deux philosophes: Kierkegaard et Schopenhauer. Le philosophe danois,
considéré comme le père promoteur de l'existentialisme moderne, dénonce avec
acharnement le système idéaliste hégélien, par lequel le philosophe allemand
prétendait forger une conception entièrement rationnelle de l'histoire humaine.
A l'analyse phénoménologique que fournit celui-ci de l'Être, l'auteur du traité du désespoir oppose l’ambiguïté
et l'absurdité de la condition humaine dues, à son sens, à « l'inconscience
où sont les hommes de leur destinée spirituelle »[4]. Arthur Schopenhauer, quant à lui, pense que
le monde dans son essence, c’est-à-dire la Volonté, est totalement absurde. Pas
qu’il ait l'air absurde, pas que cette absurdité soit le propre des phénomènes
du monde comme représentation, mais il est absurde en soi. Plus encore, en
va-t-il même jusqu'à affirmer que «L’existence n’est guère autre chose qu’une
sorte d'aberration »[5]. En d'autres termes, c’est le vouloir lui
même qui est absurde, car les phénomènes du monde apparaissent entièrement
finalisés et nécessaires, alors qu’en soi il est hors de toute finalité et de
toute nécessité.
Nietzsche, fortement imprégné par la
pensée schopenhauerienne, a eu, à son tour, un ascendant massif sur la pensée
moderne, et par sa réfutation des postulats métaphysiques traditionnels, et par
son adhésion au pessimisme tragique et à la volonté individuelle opposée au
conservatisme moral de la majorité écrasante de ses prédécesseurs.
Contrairement à Kierkegaard, qui, en s'en tenant à la morale conformiste, en
venait, à bout de compte, à prôner un christianisme radicalement individuel,
Nietzsche proclamait solennellement la mort de Dieu et en vint à poser la
notion du surhomme comme la seule échappatoire possible pour dépasser
l'absurdité de l'existence et ce pourvu que l'on accepte pleinement cette idée
de l'éternel retour d'un monde farci de mal et d'absurdité. De son côté, Heidegger,
à l'instar de Pascal, récuse la tentative de donner à la vie un fondement rationnel définitif, en critiquant
notamment la phénoménologie de Husserl. Heidegger démontre que l'humanité se
trouve dans un monde insondable et indifférent ; l'homme, ne pouvant
espérer comprendre la raison de sa présence ici-bas, est donc appelé à se fixer
un but et à le suivre avec conviction et passion, conscient de la certitude de
la mort et de l'absurdité ultime de sa propre vie.
C'est
en partant de ces données que Albert Camus s'escrime à remettre en branle la
caravane de la pensée existentielle. Bien que quelques-uns de ses détracteurs,
à savoir Sartre, Beauvoir et Jean-Jacques Brochier, lui refusent vivement
l'étiquette de philosophe, il demeure, à vrai dire, le seul penseur
contemporain à avoir pu proposer de vraies solutions pour dépasser l'absurdité
de la vie. Ainsi, dans son livre prophétique le Mythe de Sisyphe, Albert Camus montre que l’absurde naît du
moment que l'homme commence à prendre conscience du caractère machinal de son
existence et de la certitude de la mort à venir au bout d’une vie où le temps
fait succéder inexorablement les jours l’un à l’autre:
« Il
arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de travail, repas,
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi
vendredi et samedi sur le même rythme […] Un jour seulement, le
"pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée
d'étonnement. "Commence", ceci est important. La lassitude est à la
fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le
mouvement de la conscience »[6].
Nous
en déduisons que le sentiment de l’absurde surgit de la monotonie de nos actes,
de la Nausée qu’inspire le caractère mécanique d’une existence sans
orientation. Cependant, il est à noter que l’absurde ne dépend pas d’un seul
élément, mais réside plutôt dans cette «confrontation entre
l'appel humain et le silence déraisonnable du monde »[7].
Dans l'un de ses entretiens sur France culture, André Comte-Sponville,
philosophe et auteur en particulier d’un livre collectif sur Camus, précise que
l'absurde résulte de la rencontre de deux choses. Aussi, explicite-t-il son
idée par un exemple très simple: l'idée de «cercle» n'est pas absurde, de même
l'idée de «carré» n'est pas absurde non plus, mais l'idée d'un cercle carré est
absurde. Camus, en s'appuyant sur un exemple tout-à-fait différent, en vient à
conclure que l'absurde émane d'une contradiction:
« Je suis donc fondé
à dire que le sentiment de l'absurdité ne naît pas du simple examen d'un fait
ou d'une impression mais qu'il jaillit de la comparaison entre un état de fait
et une certaine réalité, entre une action et le monde qui la dépasse. L'absurde
est essentiellement un divorce. Il n'est ni dans l'un ni dans l'autre des
éléments comparés. Il naît de leur confrontation. »[8].
En définitive, pour Camus, ce n’est pas,
à vrai dire, le monde qui est absurde, comme l’insinuait Schopenhauer, mais
cette coexistence antinomique entre l’être et le monde. L’homme, vivant en
promiscuité avec ses semblables, ne parvient pas à décrypter les signes d’une
nature marâtre et indifférente à son égard de sorte qu’il s’y sent
« étranger ». A cela s’ajoute le fait que nous vivons sous le joug du
temps qui joue à notre détriment dans la mesure où il délimite notre existence
et la dépouille de tout sens. De même, la perte de la foi religieuse ainsi que
la crise des valeurs humaines corollaire à la révolution industrielle du XIXème
siècle et aux deux guerres planétaires qui ont effarouché le monde, ont
concouru, du même coup, à robotiser davantage la vie humaine. Que faire
alors ? Faut-il renoncer à l’absurdité de la vie ou bien au contraire y
adhérer nettement ?
Mentionnons, à juste titre, que
Kierkegaard prêche de chercher refuge et secours dans la transcendance de la
religion, la seule issue susceptible à ses yeux
d’aider l’homme à renouer des liens spirituels avec l’existence,
puisque, à son sens, c’est « Dans
le silence » du monde que l’homme peut
«découv[rir] la voix de Dieu »[9].
Quant à Jaspers, il préconise, de son côté, de
recourir au suicide afin d’éradiquer ce tropisme qui sème dans l’homme le
sentiment de l’absurdité du monde. Rejetant à la fois le dieu de la religion
des uns et le dieu de la raison des autres, Camus récuse, en effet, toutes les
tentatives d’évasion que mettent en évidence ses prédécesseurs :
« Or,
pour m’en tenir aux philosophies existentielles, je vois que toutes, sans
exception, me proposent l’évasion. Par un raisonnement singulier, partis de
l’absurde sur les décombres de la raison, […], ils divinisent ce qui les écrase
et trouvent une raison d’espérer dans ce qui les démunit »[10]
C’est là toute l’originalité de Camus : son propos n’est nullement
de baisser les bras devant l’absurdité de la vie, mais, il nous convie, en
revanche, à l’affronter de face. D’où la maxime :
« Je
tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et
ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce
qui était invitation à la mort- et je refuse le suicide »[11]
« L’homme révolté » est, par
conséquent, appelé à relever le défi, non pas en se déviant de la destinée qui
lui est préalablement tracée, mais en y consentant totalement sans toutefois
s’y résigner. Il doit tout remettre en question, en faisant table rase –non pas
à la cartésienne- de toutes les vérités prétendues justes, y compris celle de
Dieu que Descartes se dérobe de mettre de côté. Non seulement, cette révolte
donne à la vie son prix et sa grandeur, mais aussi, elle exalte l’intelligence
de l’homme et le convoque à tout épuiser. Une fois émancipé des normes
communes, l’homme est censé éprouver une liberté d’esprit et d’action qui soit
en mesure de lui permettre de s’embarquer à bord afin de sensibiliser ses
congénères de l’absurdité de la vie et de la nécessité d’un engagement
collectif inhérent au « vivre ensemble ». Tel est l’éternel antidote
que le Docteur Rieux et ses acolytes confectionnent pour débarrasser l’humanité
du fléau de Dieu. En fin de compte, l’homme est appelé à marier eudémonisme et
hédonisme en multipliant les passions, en absorbant les joies de la terre, en
cherchant la quantité et la qualité des expériences.
La « révolte », le seul moyen
purement humain susceptible de permettre à l’être de dépasser l’absurdité du
monde, trouve son écho le plus tonitruant dans «L’homme révolté», l’œuvre qui
valut à Camus beaucoup d’inimités et le brouilla notamment avec Sartre. A la
négativité du Mythe de Sisyphe où il s’efforce de diagnostiquer la situation de
l’homme confronté au non-sens du monde, répond désormais la positivité de
«l’homme révolté» où il est question de la révolte comme l’unique arme dont
doit se nantir quiconque désire surpasser la négation du monde et
s’exempter de l’harnachement du destin dans lequel son âme est engoncée à
tout jamais :
« Qu’est-ce
qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne
renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier
mouvement »[12].
Si le « non » du monde à l’homme est
l’allégorie même de l’absurde, la révolte est l’articulation virulente du
« non » de l’homme au monde. Cela peut paraître contradictoire, dans
la mesure où il n’est pas concevable de ramener révolte et approbation sur la
même voie. Or, l’homme absurde qui dit oui au « non » du monde, dit,
du même élan, « oui » à l’absurde et à la révolte. C’est ainsi que
s’assouvissent tous ses désirs et se maintient intangible sa liberté de penser
et d’agir.
Si Meursault, tout comme Roquetin ou
encore Grégoire Samsa, est balloté dans des événements inintelligibles,
Sisyphe, par contre, est conscient de l’absurde et se décide à l’affronter.
Alors que l’Etranger incarne symboliquement l’homme comprimé par un
enchaînement illogique de forces que Camus, pour en souligner l’absurdité, a
exhibées dans un style dépouillé à l’extrême, le Mythe de Sisyphe montre qu’il
n’y a de salut pour l’homme que dans un effort solitaire et dans une attitude
de mutinerie qui lui permet de témoigner de sa seule vérité qui est le défi,
tandis que la Peste souligne la nécessité d’affronter le Mal non pas dans
l’anarchie d’un individualisme excentrique, mais dans le cadre d’une complicité chaleureuse.
[5]
Schopenhauer
Arthur, Le monde comme Volonté et
comme Représentation, (1819), Paris, Ed.
Félix Alcan, 1885
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