Couramment, l’adjectif « tragique » désigne une situation funeste, un événement fatal, comme en témoignent parfois les titres en gras dans les journaux : ex : « accident tragique », «fin tragique », « une véritable tragédie ». Le Petit Robert définit le tragique comme étant « Tout ce qui est propre à la tragédie, c’est-à-dire ce qui évoque une situation où l’homme prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition même »[1]. Le mot « tragique » est alors, dans son sens propre, associé à terrible, funeste, fatidique. Seulement, il est à noter que ce sens de départ qu’on lui assigne communément ne présente qu’un aspect superficiel de l’acception que lui confèrent les hommes de lettres. Loin de là, l’origine du qualificatif tragique vient de la tragédie. Il montre l’homme qui, allant dans le sens de sa perte, agit dans le sens d’éviter un tel enchaînement fatal, mais il ne parvient pas à intervertir le cours des événements qui, contrairement à sa volonté, hâtent sa marche vers la chute impliquée par des forces invincibles. Partant, le contexte du tragique est celui du sentiment d’impuissance ressenti par les hommes devant les lois du destin. L’homme est donc confronté dès sa naissance à l’impossibilité de lutter contre sa destinée qu’il juge souvent arbitraire. Le tragique découle, dans ce cas, du fait que « ce qui est arrêté par le destin, nul n’a le pouvoir de le changer »[2].
Si pour qu’il y
ait tragédie, il faut forcément qu’il y ait tragique, l’inverse est, en
revanche, inadmissible. En d’autres termes, le tragique n’est pas l’apanage de
la tragédie uniquement, mais il se dessine au carrefour d’autres genres
littéraires. Ainsi, nous trouvons, entre autres, des romans et des recueils de
poèmes à vocation tragique (Paul et Virginie de Saint-Pierre, le
Rouge et le Noir de Stendhal, Les poèmes tragiques de Th. Gautier,
etc.). Autrement dit, l’enjeu du tragique n’est pas du côté des codes
génériques, mais des troubles qui affectent l’âme humaine condamnée à
l’anéantissement. Le tragique n’est pas non plus l’équivalent de
« pathétique ». Le premier registre se génère et s’amplifie pendant
la marche inexorable de l’homme vers sa fin mortuaire, alors que le second
montre l’homme en état de désenchantement et d’affliction profondes qui
maintient l’outragé en vie en dépit de ses empreintes impérissables. Dans le
pathétique, l’homme est d’emblée voué au malheur, mais ne déploie nul effort
afin qu’il s’en sortît, tandis que dans le tragique, il est plongé dans le mal,
mais il combat quand même quoique sa lutte finisse toujours par être comprimée
par des forces indomptables. Certes, le tragique est un registre qui peut
apparaître éventuellement à l’horizon de tous les genres. Mais, son expression
la plus haute semble être véhiculée par la tragédie, et plus particulièrement
la tragédie classique dont la forme et les règles paraissent être
spécifiquement destinées à mettre en œuvre la tonalité tragique.
Dans
les tragédies classiques les plus connues, le tragique se proclame par la grandeur
de l’action mise en scène : il ne suffit pas qu’un personnage succombe ou
tombe dans l’iniquité pour que l’on parle de tragique. Plus que cela, il faut
que la façon dont résiste le personnage
contre le sort qui l’accable soit agrémentée d’une certaine grandeur,
c’est-à-dire que sa lutte soit à la fois gracieuse et valeureuse. C’est ce que
tâche Corneille d’insinuer quand il parle dans Son Discours de la
tragédie du vraisemblable et du nécessaire :
« Le but du poète est
de plaire selon les règles de son art. Pour plaire, il a besoin quelquefois de
rehausser l’éclat des belles actions et d’exténuer l’horreur des funestes. Ce
sont des nécessités d’embellissements … »[3]
En guise d’exemple, la
calomnie de Phèdre est un acte d’ignominie que Racine n’a pas voulu lui
conférer, pour préserver indemne sa noblesse. Seulement, le tragique y est
suscité par la volonté de l’héroïne éponyme de dépasser son amour bridé par la
morale décrétée par la loi divine ainsi que par « le
pressentiment d’une culpabilité sans causes précises et dont pourtant
l’évidence n’est à peu près pas discutée. Et du même mouvement qu’on admet
cette nécessité, […], on s’en exonère, en la reportant sur l’arbitraire divin
ou quelque vague méchanceté métaphysique »[4].
Il s’ensuit de là que dans la
quasi-totalité des tragédies antiques, le tragique est présent du moment que la
divinité s’incruste dans la sphère humaine privée. Chose qui rend inéluctables
les malheurs qui en résultent. Nous avons déjà vu le cas d’Œdipe qui, en
tentant d’échapper à la prédilection du destin qui pèse sur lui, tombe dans la
déchéance fatale. Dans Antigone encore plus, l’accent mis par l’auteur sur
l’imprécation de la famille de l’héroïne tragique va dans le même sens. Le
personnage a beau lutter, il ne peut se dérober au déterminisme héréditaire qui
l’apparente à une filiation damnée. Sur ce point, Domenach pense que dans
une tragédie, « il y a
encore plus scandaleux que la faute commise innocemment : l’héritage de la
faute »[5].
Mais
comment se manifeste le tragique sur le plan dramatique ? Autrement dit,
comment est-il possible de dévoiler les aspects du tragique lors de la mise en
scène ? Bien entendu, une pièce de théâtre est, d’abord et avant tout,
destinée au spectacle, par son caractère protéiforme même où elle allie le
verbal, le non-verbal et le para-verbal, car « l’œuvre du poète
tragique - estimait Fr. Schiller en sa triple qualité de poète,
dramaturge et esthéticien- ne devient un tout que lorsqu’elle est produite sur
le théâtre»[6]. Partant, la
poétique du tragique est en soi le spéculum où se miroitent les
principes d’agencement esthétique susceptibles de convertir des idées métaphysiques
en formes dramatiques. Alors, comment est-il possible pour un écrivain de
traduire la craquelure de l’âme et le fendillement de l’être face à des forces
surnaturelles qui font que les souffrances humaines deviennent incurables,
autrement que par le biais d’un discours grave où fourmillent les effets
spéciaux propres au théâtre ?
En
général, l’émotion ressentie par le spectateur naît de la persuasion intime du
protagoniste qu’il n’y a plus d’issue. La force tragique des sentiments
s’imprime dans le cœur du public par l’entremise d’une poétique qui montre
l’homme voué éternellement au désespoir et à la mort à cause du destin qui
s’acharne sur lui. Ce qui fait qu’il agit plus par gravité que par
exaltation : la cadence avec laquelle s’articulent ses propos est assez
égale, mais toujours avec un timbre qui s’aggrave au fur et à mesure que
l’action se développe. A titre d’exemple, l’ampleur de l’alexandrin dans Phèdre
de Racine préfigure l’inévitable mort de l’héroïne éponyme. A cela s’ajoutent,
dans la même perspective, les figures rhétoriques et stylistiques qui ne font
que rendre le discours du personnage plus tragique qu’émouvant. Ceci rejoint
l’affirmation de Paul Ricœur qui voit dans la poésie rembourrée de spleen et de
lamentation l’essence même du tragique :
« L’essence du
tragique (s’il en est une) ne se découvre que par le truchement d’une poésie,
d’une représentation, d’une création de personnages, bref le tragique est
d’abord montré sur des œuvres tragiques, opéré par des héros qui existent
pleinement dans l’imaginaire.»[7]
Nonobstant, il est à noter que le tragique
excède parfois au théâtre le pouvoir des mots et de l’écriture dramatique en
général. Dans la tragédie, le tragique reste prégnant en deçà du texte, il est
une ombre qui guette le personnage et l’emmène à son insu vers son autolyse. En
somme, le tragique est une vision du monde et un sentiment d’impuissance
ressenti face au réel, qui sont remaniés et scripturalisés par le truchement
des procédés de l’écriture dramatique qui, eux, ne reflètent qu’un tragique
extérieur, émanant des germes d’un tragique intrinsèque à l’expression de la
fragilité de l’homme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire