La question de l'utilité de la connaissance s’inscrit dans le cadre d’une interrogation onto-cognitive qui, au fil des siècles, est devenue de l’ordre des topoï. La question ontologique baudelairienne « A quoi bon ceci ? A quoi bon cela ? », transposée dans le domaine de la connaissance, donne naissance à un  débat qui, toutes proportions gardées, passe aujourd’hui pour une querelle des universaux. Il semble, à première vue, que cette vision pragmatique de la connaissance n’est autre que la conjugaison d’un certain utilitarisme qui usurpe le quotidien de l’homme, dans sa confrontation au monde. Pourtant, face à une telle facilité d’interprétation, il est toujours loisible de dire qu’une telle vision utilitaire de la connaissance relève plutôt d’un réseau de confluences qui a son assise dans les chevauchements entre les différents champs de l’expression et de la connaissance, et tient sa raison d’être d’un système logico-mathématique dont il ne serait nullement de l’ordre de l’hyperbole de dire qu’il est de nature labyrinthique, tant il est vrai que c’est par complexification que procède la raison humaine. 

      Face à cet utilitarisme qui point à l’horizon de la vie humaine, les chercheurs se trouvent, bon gré mal gré, obligés à se subjuguer à l’exigence pragmatiste et, par conséquent, à un normativisme inéluctable, tout en sachant qu’il ne serait guère en leur faveur de s’autoproclamer à cor et à cri comme indifférents à la nécessité utilitaire et ouverts à l’arbitraire et à la gratuité, à moins qu’ils ne voulussent en faire leur venin pour des raisons polémiques. Pourtant, loin de servir de repère pour l’instauration d’une ligne limitrophe afin de recadrer les recherches scientifiques, le critère utilitaire sape en quelque sorte les catégories de pensée et les disciplines de spécialité et «entraîne des clivages» entre les tenants de la doctrine utilitaire et les détracteurs d’une telle praxis en vogue depuis l’âge médiéval. D’où il est possible de déduire que le doublet utile/inutile n’est qu’une inertie qui empêche tout progrès.

         Parler de l’utilité de la connaissance revient à s’interroger, en premier lieu, sur la conception que revêtent les deux termes de ce syntagme. Que voulons-nous dire, d’abord et avant tout, par utilité ? S’agit-il tout simplement de la conformité des outils et des fins ou bien s’agit-il, en revanche, de joindre l’utile à l’agréable ? Faut-il penser cette notion en termes d’éthique ou en termes de pragmatique ? Ou encore faut-il y voir l’expression d’un hédonisme à l’épicurienne ou bien, au contraire, faut-il la concevoir sous l’angle d’un eudémonisme inhérent à toute activité humaine visant au bonheur du plus grand nombre ? 
  
          A dire vrai, depuis belle lurette et plus précisément avec l’avènement des religions monothéistes, le débat autour de l’utilité des connaissances s’est aiguisé davantage par la dichotomie opposant les sciences exactes aux sciences nuisibles.  Rien de sidérant, en effet, à voir certaines recherches scientifiques, depuis le moyen âge chrétien jusqu’à la fin de la querelle des anciens et des modernes, relayées au rang des connaissances pernicieuses, sous prétexte qu’elles portent préjudice à la foi et à la bonne nature. Il suffit d’évoquer l’anecdote copernicienne pour se rendre compte que la recherche de la vérité est restée longtemps cantonnée dans le domaine de l’utile-agréable, à la merci des bienséances, des normes et des opinions d’obédience apologétique. Nonobstant, le retour à l’antiquité avec la renaissance et la rupture avec l’institution sacerdotale au siècle des Lumières, ont subsumé à la théomanie scientifique, d’une part, la décentration du Théos au nom d’un humanisme dont le statut est demeuré cependant plus ou moins fluctuant, d’autre part, l’abrogation du spécialisme au profit d’un encyclopédisme encore plus problématique. Dans les deux cas, l’utilitarisme comme éthique de la conduite scientifique a sonné son glas bien avant que le pragmatisme n’éclate en Amérique, et a cédé, de ce fait, la place à un véritable positivisme dont les séquelles ne passeraient guère inaperçues au crible d’un criticisme néo-kantien à devise déontologique par excellence.

          La notion de connaissance, quant à elle, est derechef plus problématique qu’il est peu ou prou ardu d’en fournir une définition œcuménique susceptible d’orienter la réflexion sur son utilité. Toutefois, à procéder par dialectique, le hiatus se trouve illico élagué, aussitôt l’énigme résolue. A vrai dire, La naissance de la philosophie avec la séparation du logos et du muthos est concomitante de la rupture entre connaissance et croyance. D’ores et déjà, la connaissance est devenue strictement l’apanage de sciences étayées sur la base d’un ensemble de systèmes de pensée bien structurés, à l’aide de certaines méthodes bien définies, usage fait de certains mécanismes franchement démarqués des opinions communes. Dès lors, la connaissance n’est donc plus évaluée au gré des appréciations individuelles et collectives. Elle est plutôt le coefficient d’harmonisation des données empiriques aux processus logico-mathématiques de la raison, processus qui permettent, d’ailleurs,  de déconstruire et de reconstruire les phénomènes objets de connaissance.

          Certes, entre croyance et connaissance l’abîme ne cesse de se creuser chaque fois que l’on s’escrime à jauger le degré de véracité de l’une par rapport à l’autre.    Pourtant, les frontières entre la connaissance dite objective et la connaissance dite subjective restent plus ou moins « factices », en raison de l’immixtion dans le domaine de la recherche scientifique de certains procédés qui, à la rigueur, n’y sont pas de droit de cité, à savoir, les intuitions, les impressions et les sensations personnelles. Nous en inférons que la connaissance dite objective dénoyaute le sujet du centre du cercle de la connaissance et lui substitue l’objet, perçu en soi, dans son autonomie et son être pour-soi. Ainsi, le savoir est érigé désormais sur un mode objectif qui ne laisse aucune place aux replâtrages des déductions personnelles. Le passage de l’opinion à la connaissance se fait grâce à la décontextualisation, à la généralisation et à la systématisation de l’expérience individuelle, en dehors des conditions qui, faute d’extrapolations, risquent parfois d’accoucher d’une connaissance contingente et dont le degré de vérité est éminemment discutable.     

               Par ailleurs, avec le développement des sciences humaines, il n’est plus légitime de maintenir l’antinomie traditionnelle qui oppose « les bonnes connaissances » à celles qui ne le sont pas. Ce serait même nous induire en erreur que d’affirmer que nous sommes enfin parvenus à un âge où tout le savoir devient positif ; bien au contraire, une telle constatation laisse entendre que quelle que soit la valeur éthique d’une connaissance, cela n’empêche qu’elle est une « connaissance », maintenue dans un entrelacs inextricable et dont les écheveaux sont difficiles à démêler, loin de toute appréciation morale à base manichéiste. Aussitôt dépassée cette dichotomie, une autre qui n’est pas mois problématique saute aux yeux. Dans ce sens, la différentiation entre la culture classique (Littérature et Arts) et la culture moderne (Science et technique) a pris le dessus sur la distinction ancestrale qui se faisait en termes d’éthique, différentiation qui se dit catégorique dans le sens où elle permet de tracer les limites entre les savoirs dont l’objet s’attache à saisir la culture humaine dans ses singularités et ses particularités, et les savoirs dont l’objet est de vocation totalitaire et hégémonique, loin des atermoiements et des faux-fuyants.

                Force est de constater, dans cette perspective, qu’avec la révolution industrielle du XIXème siècle, la science, tout en entrant en collision avec l’économie, s’est proportionnellement technicisée, et de telle manière qu’elle s’est égarée de sa fonction traditionnelle : celle de pourvoir d’agent catalyseur pour la quête de la vérité. Désormais, la science n’est plus considérée comme une fin en soi, elle s’est transmuée plutôt en une agora propice pour réfléchir sur des objets qui lui sont ingérés de l’extérieur. D’emblée, cette métamorphose qui s’est opérée au niveau de la matrice de la méthode scientifique a eu un impact non dépourvu de toute considération sur l’ensemble du système métacognitif. C’est ainsi que « l’idéal instrumental » l’a emporté sur la visée cognitive des recherches scientifiques, idéal qui, loin de contribuer au progrès de la pensée humaine, a robotisé davantage la vie de l’homme. D’où il est possible d’arguer qu’avec un tel changement, il n’y a plus lieu de parler de L’utilité de la connaissance, sitôt que les prémices d’une révolution transhumaniste commencent à apparaître, et que l’utilitarisme n’est plus pensé en faveur de l’Homme. Avec la technicisation de la science, l’homme perd du terrain, et si Nietzsche n’a cessé de proclamer la mort de Dieu deux siècles auparavant, aujourd’hui, c’est à la lente agonie de l’homme que nous assistons, les bras ballants.       

               En dépit de ce remodelage des méthodes scientifiques, lesquelles s’orientent  actuellement de plus en plus à « satisfaire aux exigences de la logique scientifique », il paraît tout de même assez tôt pour plaider en faveur de la décrépitude de la notion de techno-science. N’est-ce pas en se technicisant que la science tend beaucoup plus à se dissocier de l’épistémologie ? Autrement dit, la fusion de la science et de la technique ne reflète-t-elle pas peut-être que l’épistémologie doit désormais se situer en dessus de toutes les sciences, quand bien même qu’elle serait en elle-même une science, érigée suivant des méthodes scientifiques ? A y voir de plus près, nous constaterons qu’une différence des nuances et une transmodulation des concepts de « science » et « technique » a fait en sorte que la science, désignant jadis tout ce qui concourt à la recherche de la vérité, ait changé de matrice, en se réservant l’étiquette de science expérimentale. Il est temps pour que l’épistème soit élagué de tout trait caractéristique de la science expérimentale, sans pour autant perdre son statut de logos. Il suffit de voir les nouvelles théories cognitives, à savoir le constructivisme et le socioconstructivisme, pour en conclure à la nécessité d’intervenir face aux lacunes conceptuelles qui ensevelissent avant que ce ne soit l’heure l’épistémologie dans un linceul qui n’est pas le sien.  

              A présent, la question « à quoi ça sert la connaissance scientifique ?» semble digne de se dire mythique, tellement elle obsède et hante les chercheurs. A vrai dire, ce serait un paradoxe que de dire que la connaissance est intrinsèque dans le sens où elle est à considérer comme une fin en elle-même, sinon à quoi attribuerions-nous l’histoire du développement de la vie humaine ? Dès lors, nous sommes conviés à trancher pour des fins extrinsèques qui se dessinent devant nous en couleurs polychromes. Dans ce sens, il s’avère que la connaissance scientifique s’est longtemps assigné la fonction hédoniste qui n’est autre que celle qui vise à veiller à ce que l’ataraxie de l’âme humaine se satisfasse et que les besoins et les désirs de l’homme soient assouvis. En fait, ce ne serait nullement exagéré que de voir dans cet hédonisme une idée primitive, voire désuète, dans la mesure où il renvoie à toute une trame de nécessités – La pyramide de Maslow en est très révélatrice dans ce sens- aujourd’hui partiellement dépassées. La preuve en est que la science actuellement devance très largement les besoins de l’homme. Elle arpente à grandes enjambées les champs macroscopiques, et inspecte à la loupe des domaines microscopiques jusqu’alors insondables. 



              Que dire alors de ceux qui avancent l’idée d’une science au service de l’espèce humaine, une science qui se veut une science de et pour l’Homme, de ceux pour qui la connaissance scientifique n’a pour ultime objectif que de pourvoir à la béatitude de la civilisation humaine ? En vérité, cette vision qui nous renvoie à l’eudémonisme est à proprement parler une vision utopique, idéaliste et chimérique, dans la mesure où elle semble ignorer que la nature humaine est un panachage du bien et du mal. L’invention de la bombe atomique, grâce notamment au développement de la mécanique quantique et de la physique nucléaire vers les années dix-neuf cents vingt, en est l’exemple le plus révélateur. Au lendemain des deux guerres qui ont effarouché le monde, les interrogations sur l’utilité de la science se sont faites de plus en plus tonitruantes. Désormais, la crise de la pensée humaine est à prendre au sérieux et la boucle ne sera à jamais bouclée, sitôt que le retour au point zéro semble inévitable. D’où un tragique scientifique qui point à l’horizon de la vie sur terre, dès lors que la recherche de la vérité absolue en est arrivée à des stades aporétiques. 

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